LE NOUVEAU COMMERCE CAHIER 18-19 TRIMESTRIEL - PRINTEMPS 1971 Les cahiers du no

LE NOUVEAU COMMERCE CAHIER 18-19 TRIMESTRIEL - PRINTEMPS 1971 Les cahiers du nouveau c o m m e r c e sont publiés par les soins d'André Dalmas et de Marcelle Fonfreide RÉDACTION, ABONNEMENTS, DIFFUSION Nouveau Quartier Latin 78, Boulevard St-Michel, PARIS S O M M A I R E PH. LACOUE-LABARTHE “ L’allégorie ” EMMANUEL LEVINAS Le Dit et le Dire PIERRE DHAINAUT En cette feuille illuminée HENRI THOMAS Tristan le dépossédé (Tristan Corbière) ___ GUNNAR EKELOF Diwan sur le prince d’Emgion (traduction du suédois par C.G. Bjurstrôm et André Mathieu) LA SATIRE MÉNIPPÉE ou la vertu du Catholicon d’Espagne (texte de 1594) Le Dit et le Dire I SENSIBILITÉ ET LANGAGE A DANS LES PAS DE HUSSERL « Acte commun du sentant et du senti » la sensation est l’ambiguïté de la fluence temporelle du vécu et de l’identité des êtres et des événements que les mots désignent. Cette ambiguïté n’a pas été dissipée par la notion d’intentionnalité telle qu’elle s’affirma dans la polémique husserlienne contre le psychologisme, lorsqu’il importait de distinguer radicalement la vie psychique du logicien — l’Erlebnïs intentionnel — et l’idéalité, transcendant le psychique et le vécu de la formation logique thématisée. Il eût été, dès lors, naturel d’admettre, que la sensation n’appartient au devenir vécu — à YErleben — qu’en tant que sentir ; que le sentir consiste en un ensemble de visées vécues ; que sa nature s’épuise en fonctions intentionnelles d’accueil tendues, pour les identifier, vers les qualités dénommées sensibles. Celles-ci trancheraient sur toute autre donnée par leur immédiate présence, par leur plénitude en contenu, par leurs richesses. Changeantes, elles ne varieraient que hors le 22 COMMERCE vécu, sur le plan du senti, au-delà du sentir. Le vécu et le senti, le vécu et les qualités sensibles, seraient ainsi séparées par « un gouffre béant de sens » selon l’expression de Husserl. Et cependant ce schéma ne tient pas. Les qualités sensibles — sons, couleurs, dureté, mollesse — les qualités de choses — seraient, elles aussi, vécues dans le temps en guise de vie psychique, s’étirant ou se dévidant, dans la succession de phases temporelles et non seulement perdurant ou s’altérant dans le temps mesurable des physiciens. Husserl en convient, Husserl y insiste comme personne de nos jours, réhabilitant les enseignements d’une tradition philosophique vénérable que, par certains aspects de ses thèses, il semblait contester. Les qualités sensibles ne sont pas seulement le senti : elles sont le sentir, comme les états affectifs. Berkeley l’a toujours enseigné. On a beau prêter au sentir l’intentionnalité identifiant couleurs et sons objectifs, le sentir est un raccourci de ces couleurs et de ces sons. Il ressemble au senti. Quelque chose est commun à l’objectif et au vécu. Tout se passe comme si le sensible était un élément sui generis où se dissolvent — et dont émergent — des entités identiques, mais où leur opacité et fixité de substance s’en va en durée, cependant que la fluence du vécu est toujours sur le point de se coaguler en identités idéales. Chez Husserl, la conscience interne du temps et la conscience tout court, se décrivent dans la temporalité de la sensation: «sentir, c’est là ce que nous tenons pour la conscience originaire du temps1 » et « la conscience n’est rien sans l’impression 2 ». Temps, impression sensible et conscience se conjuguent. Même à ce niveau primordial qui est celui du vécu, où la fluence, réduite à l’immanence pure, devrait exclure jusqu’au soupçon d’objecti- 1 Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience interne du temps (traduction Dussort) p. 141. 2 Jhid.y p. 131. EMMANUEL LEVINAS 23 vation, la conscience demeure intentionnalité — « intentionnalité spéci­ fique 1 » certes, mais impensable sans corrélatif appréhendé. Cette inten­ tionnalité spécifique est le temps même. Il y a conscience dans la mesure où P impression sensible diffère d'elle-même sans différer ; elle diffère sans différer, autre dans l'identité. L'impression s'éclaire en se «débouchant» comme d'elle-même ; elle défait une coïncidence de soi avec soi où le même étouffe sous lui-même comme sous un éteignoir. Elle n'est pas en phase avec elle-même : tout juste passée, sur le point de venir. Mais différer dans l'iden­ tité, maintenir l'instant qui s’altère, c'est le « pro-tenir » ou le « re-tenir » ! Différer dans l'identité, se modifier sans changer — la conscience luit dans l’impression pour autant que l'impression se dessaisit d'elle-même : pour s’attendre encore ou pour déjà se récupérer. Encore, déjà — temps, et temps où rien n’est perdu. Le passé lui-même se modifie sans changer d'identité, s'écarte de soi sans se lâcher, se faisant plus vieux, sombrant dans un passé plus profond : identique à soi par la rétention de la rétention. Et ainsi de suite. Jusqu'à la mémoire qui récupère en images ce que la rétention n'a pas su garder, jusqu'à l'histoire qui reconstruit ce dont l'image est perdue. Parler conscience, c'est parler temps récupérable. Il faut y insister. La temporalité comporte à un niveau — qui, pour Husserl, est originaire — une conscience qui n'est même pas intentionnelle dans le sens « spécifique » de la rétention. La Ur-impression, l'impression originaire, la proto-impression, malgré le recouvrement parfait en elle du perçu et de la perception (qui devrait ne plus laisser passer la lumière), malgré leur stricte contemporanéité qui est la présence du présent2 , malgré la non-modification de ce « non- modifié absolu, source originelle de tout être et de toute conscience ulté­ rieure 3 » — cet aujourd'hui sans lendemain ni hier — ne sy imprime pourtant 1 Ibid. y page 46. 2 Ibid. : fin de la Beilage 5. 3 Ibid, y page 88. 2 4 COMMERCE pas sans conscience x. « Non modifiée » , identique à soi, mais sans rétention, l’originaire impression ne devance-t-elle pas toute pro-tention et ainsi sa propre possibilité? Husserl semble le dire en appelant « T impression origi­ naire » , « commencement absolu » de toute modification qui se produit comme temps, source originaire qui « n’est pas elle-même produite » , qui naît par « genesis spontanea ». « Elle ne se développe pas (elle n’a pas de germe), elle est « création originaire » 1 2. Le « réel » précédant et surprenant le possible — ne serait-ce pas la définition même du présent lequel, indifférent dans cette description (« la génération n’a pas de germe ! ») à la protention, n’en serait pas moins conscience ? C’est là certainement le point le plus remar­ quable de cette philosophie où l’intentionnalité « constitue » l’univers, où le prototype de l’objectivation théorique commande tous les modes de la position intentionnelle, fussent-ils axiologiques ou pratiques et où, en tout cas, un parallélisme rigoureux entre les thèses doxiques, axiologiques et pratiques, est constamment affirmé. Husserl n’aura donc libéré le psychisme du primat du théorique — ni dans l’ordre du savoir-faire parmi les « usten­ siles », ni dans celui de l’émotion axiologique, ni dans la pensée de l’être différente de la métaphysique des étants. La conscience objectivante — l’hégémonie de la re-présentation — est, paradoxalement, surmontée dans la conscience du présent3. Et cela, certainement, rend compréhensible l’importance primordiale ou principielle que prirent, dans l’ensemble de ses recherches, les manuscrits, encore si peu explorés, sur le « Présent Vivant » . Fût-elle réhabilitation de la « donnée sensible » du sensualisme empiriste, la proto-impression retrouve dans le contexte de l’intentionnalité (qui chez Husserl demeure impérieux), son pouvoir d’étonner. Conscience se pro- 1 Ibid., Beilage, IX. 2 Ibid., p. 131. 3 Ibid.y p. 160, « Que l’on n’aille pas comprendre à tort cette conscience originaire... comme un acte d’appréhension. » EMMANUEL LEVINAS 25 duisant en dehors de toute négativité dans l’Être — laquelle opère encore dans la temporalité de la rétention et de la protention — le Présent Vivant tend à rendre intelligible la notion d’origine et la notion de création, d’une spontanéité où activité et passivité se confondent absolument. Que cette conscience, originellement non-objectivante et non objectivée dans le Présent Vivant, soit thématisable et thématisante dans la rétention sans rien enlever à la « place temporelle » qui « individue » le donné 1 — et voilà que la non- intentionnalité de la proto-impression rentre dans l’ordre, ne mène pas en-deçà-du-Même, ni en-deçà-de-l’origine. Rien ne s’introduit incognito dans le Même pour interrompre la fluence du temps et déjouer la conscience qui se produit sous les espèces de cette fluence. Déphasage de l’identité du « Présent Vivant » avec lui-même, déphasage des phases elles-mêmes, selon l’intentionnalité des rétentions et des protentions, la fluence rassemble la multiplication des modifications se dispersant à partir du « Présent Vivant » . Le temps de la sensibilité, chez Husserl, est le temps du récupérable. Que la non-intentionnalité de la proto-impression ne soit pas perte de conscience — que rien ne puisse se produire clandestinement 2 , que rien ne puisse déchirer le fil de la conscience 3 exclut du temps la diachronie irréductible dont la présente étude essaie de faire valoir la signification. uploads/Finance/ le-dit-et-le-dire.pdf

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  • Publié le Jul 15, 2022
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