Les rites d’interaction : l’héritage de la conception chinoise de la face dans

Les rites d’interaction : l’héritage de la conception chinoise de la face dans la sociologie d’Erving Goffman Céline Bonicco-Donato TEXTE BIBLIOGRAPHIE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL • 1 Goffman 1953. • 2 Goffman 1988, 186-230. 1Sociologue des miettes de la vie quotidienne, Erving Goffman a inlassablement exploré, depuis sa thèse de doctorat soutenue en 19531 jusqu’à sa dernière allocution écrite en 19812, les relations intersubjectives que nous nouons dans notre vie quotidienne. Il s’est notamment intéressé à celles qui se déroulent entre inconnus dans les espaces publics ou semi-publics des villes contemporaines, qu’il s’agisse de l’achat de sa baguette de pain dans une boulangerie, d’une conversation dans un transport en commun ou tout simplement du côtoiement d’un autre piéton sur un trottoir. En les nommant interactions et en insistant sur leur caractère ordonné, il a voulu mettre l’accent sur leur caractère social : loin d’être à la discrétion des individus, elles sont normées et répondent à un certain nombre de contraintes spécifiques, collectivement partagées, qui pèsent sur leur déroulement. S’il n’a jamais cessé d’étudier le même objet, Goffman a cependant déployé tout au long de son œuvre différents paradigmes pour l’appréhender, depuis le monde de la scène et du théâtre dans La présentation de soi en 1959 jusqu’à la métaphore cinématographique dans Les cadres de l’expérience en 1974. • 3 Voir Huxley 1971, 9, cité par Goffman qui met en relation ses travaux avec un certain nombre d’autr (...) • 4 Voir Durkheim 1990, 50. • 5 Voir Radcliffe-Brown 1968, 220 et 228. • 6 Goffman 1973b, 73. • 7 Voir Goffman 1974, 48 : « Une règle cérémonielle est une règle qui guide la conduite quant aux affa (...) 2La compréhension spécifique de l’ordre de l’interaction comme ordre rituel intervient en 1967 dans Les rites d’interaction dont le premier chapitre s’intitule « Sur le Face-work. Analyse des éléments rituels inhérents aux interactions sociales ». Goffman élabore sa notion de rite à la croisée de deux traditions : celle de l’éthologie animale théorisée par Julian Huxley et celle de l’anthropologie religieuse développée par Émile Durkheim et Alfred Radcliffe-Brown. Dans la première, le rite se définit comme un comportement formalisé sous la pression de la sélection naturelle3. Dans la seconde, le rite désigne une pratique symbolique manifestant du respect envers une entité sacrée4 et contribuant à maintenir l’ordre social.5 Hybridant ces deux perspectives, sa propre notion de rite joue un rôle charnière dans son œuvre. Elle lui permet d’une part de mettre en évidence le caractère régulier et conventionnel de nos comportements (selon la perspective de l’éthologie qu’il déplace, en insistant moins sur l’adaptation et l’évolution que sur le caractère social des pratiques), d’autre part de dégager les raisons pour lesquelles nous nous sentons tenus de souscrire à leur caractère obligatoire (selon la perspective de l’anthropologie religieuse). Sous sa plume, le rituel se voit envisagé comme « un acte formel et conventionnalisé par lequel un individu manifeste son respect et sa considération envers un objet de valeur absolue, à cet objet ou son représentant6 ».Ainsi Goffman se donne-t-il les moyens d’aborder les deux dimensions de la régularité du comportement social : non seulement son caractère répétitif, mais aussi réglé, fût-ce de manière cérémonielle et non substantielle7, la deuxième caractéristique rendant compte de la première. • 8 Goffman 1974, 51, note 9, citant un passage de Radcliffe- Brown 1952, 123. 3L’imbrication de ces deux traditions, éthologique et religieuse, s’avère décisive pour ne pas réduire son analyse à une simple sécularisation de la notion de rite, qui transposerait dans notre société profane une notion religieuse vidée de son contenu, simple coquille formelle, conventionnelle et figée. En effet, selon la définition même de l’anthropologue Radcliffe-Brown que Goffman prend soin de rappeler dans Les rites d’interaction, « il existe une relation rituelle, dès lors qu’une société impose à ses membres une certaine attitude envers un objet, attitude qui implique un certain degré de respect exprimé par un mode de comportement traditionnel référé à cet objet »8. Autrement dit, Goffman choisit de manière consciente le terme de rite pour envisager nos comportements, en raison même de sa charge religieuse et de son lien avec le sacré. • 9 Fingarette 1972, 11. Voir aussi Cheng 1997, 70 : « Confucius opère au sujet de li un “glissement sé (...) 4En ce sens, la notion goffmanienne gagne à être mise en perspective avec les rites confucéens tels qu’ils sont analysés par Herbert Fingarette. Selon ce dernier, en effet, les rites confucéens sacralisent le profane en perdant leur référence religieuse immédiate pour investir l’ensemble des relations humaines d’une puissance dramatique : ils les réélaborent « d’une manière emphatique, intensifiée et rigoureusement élaborée » comme « rapports humains quotidiens civilisés9 ». De même, les rites d’interaction goffmaniens transforment les relations intersubjectives en cérémonies de la vie quotidienne : ils visent un certain objet possédant une valeur supérieure à l’individu, qui exige par là même sa considération. Or, cet air de famille, loin d’être le fruit du hasard, tient à la nature de l’entité en jeu dans l’interaction. • 10 Goffman 1974, 9. • 11 Goffman 1974, 15. • 12 Voir Durkheim 1924, 68, cité par Goffman 1973a, 70. • 13 Goffman 1973b, 180. • 14 Goffman 1974, 84. • 15 Goffman 1973b, 103. 5Il s’agit, en effet, de la face, c’est-à-dire de « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier », ou encore de « l’image du self dessinée selon certains attributs sociaux approuvés10 ». Toutes nos interactions sont conditionnées par ce culte à lui rendre : « garder la face est une condition de l’interaction et non son but. Mais les buts, qui sont par exemple de se trouver une face, d’exprimer ses opinions, de déprécier les autres ou de résoudre des problèmes et d’accomplir les tâches, sont généralement poursuivis de façon à ne pas contredire cette préservation11 ». Reprenant la distinction durkheimienne entre individualité et personnalité12, Goffman considère que c’est la valorisation des interactants comme objets sacrés, c’est-à-dire comme personnes, qui les oblige dans toutes leurs interactions à honorer cette face, qu’il s’agisse de la leur ou de celle d’autrui. Puisque la personne est revêtue d’une espèce de sacralité dans notre monde urbain et séculier, ne pas lui rendre un culte revient à la profaner et à apparaître comme un individu sacrilège. « Il est surprenant et plus durkheimien qu’il ne devrait, qu’aujourd’hui, à une époque où l’individu peut se décharger de presque tout le reste, il garde sur le dos la croix du caractère personnel, croix légère il est vrai, qu’il porte en présence des autres13 ». Ainsi, le caractère normé des interactions et l’emprise du social sur l’individu ne se comprennent qu’en raison de ce processus de sacralisation de l’individu, qui fait écrire à Goffman que « ce monde profane n’est pas aussi irréligieux qu’il y paraît » et que si « bien des dieux ont été mis au rancart », « l’individu demeure obstinément déité d’une importance considérable14 ». Il faut satisfaire les attentes sur la manière d’accomplir les interactions, dans la mesure où elles s’adressent à une entité supérieure à l’agent, qui le contraint. « Les règles sont efficaces (pour autant qu’elles le sont) parce que ceux auxquels elles s’appliquent croient en leur justesse et en viennent à se concevoir en fonction de ce que la conformité leur permet d’être et en fonction de l’état auquel une déviation implique qu’ils sont réduits15 ». • 16 Hu 1944 ; Yang 1945, 167-172 ; Macgowan 1912, 301-312 ; Smith 1894, 16-18. 6Fort bien, nous dira-t-on, mais en quoi cette notion de face permet-elle de comprendre les affinités entre le rite goffmanien et le li confucéen ? De manière tout à fait remarquable, après l’avoir définie, Goffman se réclame, dans une note de bas de page, de la conception chinoise de cette notion, telle qu’elle est étudiée dans différents travaux d’anthropologie s’échelonnant de la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe16. Cette brève référence ne peut manquer d’interpeller le lecteur : qu’apporte ce détour par l’Extrême-Orient à l’analyse durkheimienne du caractère sacré de la personnalité ? Quel éclairage sur le rite goffmanien peut apporter l’imbrication confucéenne entre moralité et socialité ? Comment comprendre l’importance que Goffman accorde à ce concept de face, se proposant dans Les rites d’interaction d’aborder l’ensemble de la régulation sociale comme un face-work (« travail de figuration »), où nos relations intersubjectives se voient appréhendées comme un processus d’élaboration conjoint de la face, valeur sociale circulant entre les individus ? Envisager la manière dont l’analyse goffmanienne hérite de la conception chinoise, mais aussi la renouvelle, permettra de dégager la logique spécifique de régulation à l’œuvre dans la strate interactionnelle du monde social, ainsi que l’originalité de cette perspective au sein de la constellation des différents courants sociologiques. De la conception chinoise de la face au face-work goffmanien • 17 Voir Goffman 1953, 153. • 18 Voir Goffman 1973a, 15. • 19 Goffman 1968, uploads/Finance/ les-rites-d-x27-interaction-04.pdf

  • 60
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Fev 11, 2022
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.3510MB