1 Mille mercis à Grégoire Chamayou, Thomas Lemahieu et Fred Le Van pour leur ai

1 Mille mercis à Grégoire Chamayou, Thomas Lemahieu et Fred Le Van pour leur aide inestimable, leurs suggestions et leurs critiques, ainsi qu’à Alain Gresh pour sa lecture et ses commentaires. Merci également à Hugues Jallon. Mona Chollet Rêves de droite Défaire l’imaginaire sarkozyste À Claude, Katia, Louise, Sylvain, Marie-Paule et Oliver. Sommaire 1. La Société-Casino 2. Les maîtres du discours 3. Portrait de la gauche en hérisson 4. Repeupler l'individu 1. LA SOCIÉTÉ-CASINO « Elle, je l’adore. D’abord, elle me rassure : elle ne dit jamais “nous”, mais “moi”. » Gilles Martin-Chauffier, « Fichez la paix à Paris Hilton », Paris-Match, 19 juillet 2007. En 2000, aux États-Unis, un sondage commandé par Time Magazine et CNN avait révélé que, lorsqu’on demandait aux gens s’ils pensaient faire partie du 1 % des Américains les plus riches, 19 % répondaient affirmativement, tandis que 20 % estimaient que ça ne saurait tarder. L’éditorialiste David Brooks l’avait cité dans un article du New York Times intitulé « Pourquoi les Américains des classes moyennes votent comme les riches — le triomphe de l’espoir sur l’intérêt propre » (12 janvier 2003). Ce sondage, disait-ilnote, éclaire les raisons pour lesquelles l’électorat réagit avec hostilité aux mesures visant à taxer les riches : parce qu’il juge que celles-ci lèsent ses propres intérêts de futur riche. Dans ce pays, personne n’est pauvre : tout le monde est pré-riche. L’Américain moyen ne considère pas les riches comme ses ennemis de classe : il admire leur réussite, présentée partout comme un gage de vertu et de bonheur, et il est bien décidé à devenir comme eux. À ses yeux, ils n’accaparent pas des biens dont une part devrait lui revenir : ils les ont créés à partir de rien, et il ne tient qu’à lui de les imiternote. Il ne veut surtout pas qu’on les oblige à partager ou à redistribuer ne serait-ce qu’une petite part de leur fortune : cela égratignerait le rêve. « Pensez-vous vraiment, interrogeait David Brooks, qu’une nation qui regarde Katie Couric [présentatrice du journal du matin sur NBC, passée depuis au journal du soir sur CBS] le matin, Tom Hanks le soir et Michael Jordan le week-end entretient une profonde animosité à l’égard des riches ? » La question ne vaut pas que pour les États-Unis. Ainsi, en juin 2007, l’animateur de télévision Marc-Olivier Fogiel, recevant dans son émission T’empêches tout le monde de dormir, sur M6, l’entraîneur du XV de France Bernard Laporte, quelques jours avant qu’il soit nommé secrétaire d’État aux Sports par Nicolas Sarkozy, l’amenait à évoquer sa sympathie pour le nouveau président, avant de glisser : « Le bouclier fiscal, ça doit vous arranger, aussi… » « Oh, pas autant que vous, Marco ! », se récriait Laporte, suscitant les rires et les applaudissements du public. Ou comment amener la plèbe — dans le studio ou derrière son écran — à applaudir à la bonne blague de sa propre spoliation, en lui donnant le sentiment flatteur d’« en être ». Pour prévenir sa vindicte, il suffit de lui faire cet insigne honneur : la laisser assister à vos échanges de coups de coude, la laisser prendre part à votre jubilation de l’avoir si bien arnaquée. 2 Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et autodépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des nantis pour revendiquer sans complexes le partage des richesses. En même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie du libéralisme a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se compare à ceux qui partagent sa condition : l’immigré toucherait des allocs et pas lui, le chômeur ferait la grasse matinée alors que lui se lève à l’aube pour aller trimer… Bien sûr, on peut essayer de le raisonner ; on peut lui dire qu’il faut se méfier de ces fausses évidences dont, en France, Le Pen puis Sarkozy se sont fait une spécialité : son intérêt objectif, en tant que travailleur, ce serait au contraire que les chômeurs ronflent béatement jusqu’à des deux heures de l’après-midi, puisque, s’ils sont obligés d’accepter n’importe quel boulot, cela tire vers le bas le niveau des rémunérations et des conditions de travail de l’ensemble des salariés — y compris les siennes. On peut essayer de lui démontrer par a + b qu’il se trompe d’ennemis, et qu’il ferait mieux de réserver sa défiance et son animosité à ces politiciens méphitiques qui encouragent en lui l’aigreur et le ressentiment les plus infects. On est forcément tenté d’argumenter, et il faut le faire ; mais il faut peut-être aussi être conscient que ça ne suffit pas. Tous ceux qui, en France, au cours de la campagne présidentielle, écœurés d’entendre des types nés avec une cuillère en or dans la bouche marteler sur toutes les antennes les vertus du « mérite », effarés de voir tant d’agneaux se préparer à voter avec enthousiasme pour le grand méchant loup, se sont époumonés à dénoncer l’arnaque et à en démonter les mécanismes — en vain —, ont peut-être négligé un fait capital : ce qui n’a pas été fait par la raison ne peut pas être défait par la raison. Quand on a consacré un livrenote à tenter de démêler les formes de rêve bénéfiques de celles qui travaillent contre le rêveur, le sarkozysme apparaît comme le triomphe éclatant des secondes. Comme cela a été abondamment souligné depuis le 6 mai 2007 au soir, lorsque nos yeux se sont brutalement dessillés en même temps que La Marseillaise de Mireille Mathieu nous déchirait les tympans, en France, les noces de la politique et du show-biz ont été un peu plus tardives qu’ailleurs, mais elles ont fini par se produire aussi. Comme celle d’un Berlusconi ou d’un Reagan — qui ne venait pas du cinéma par hasard, et qui ne faisait qu’accentuer une tendance amorcée avec Kennedy —, la victoire de Nicolas Sarkozy en France résulte d’une manipulation à grande échelle des imaginaires. Elle a été préparée par vingt ans de TF1 et de M6, de presse people, de jeux télévisés, de Star Ac et de superproductions hollywoodiennes. Pour pouvoir ricaner en toute tranquillité des beaufs qui ont voté Sarkozy, il faudrait d’ailleurs pouvoir prétendre avoir échappé complètement à l’influence de cette culture — ce qui ne doit pas être le cas de beaucoup de monde. LA SUCCESS STORY, INSTRUMENT DE DÉPOLITISATION IDÉAL « Chacun aura sa chance », clamait le nouveau président à peine élu. Le thème récurrent sur lequel tous ces médias ne cessent de broder d’infinies variations, et auquel nos cerveaux, de gauche comme de droite, ont développé une accoutumance pavlovienne, c’est celui de la success story. Success story du gagnant du Loto. Success story du petit entrepreneur « parti de rien », ou de la fringante bande de jeunes qui a créé sa start-up « dans son garage ». Success story du vainqueur de la Star Ac, des acteurs et des mannequins, auxquels on fait raconter en long et en large dans les interviews comment ils ont été « découverts », comment ils ont persévéré sans se laisser décourager malgré les déconvenues de leurs débuts, comment ils vivent leur célébrité et leur soudaine aisance financière, etc. Toutes ces histoires, dont on bombarde une population harassée par la précarité et l’angoisse du lendemain, véhiculent un seul message : pourquoi vouloir changer les choses ou se soucier d’égalité, si, à n’importe quel moment, un coup de chance, ou vos efforts acharnés, ou une combinaison des deux peuvent vous propulser hors de ce merdier et vous faire rejoindre l’Olympe où festoie la jet- set ? Bienvenue dans la société-casino ! 3 En 2000, le film de Steven Soderbergh Erin Brockovich seule contre tous, à l’impact d’autant plus fort qu’il était inspiré d’une histoire réelle — même s’il avait fallu, pour écrire le scénario, éluder certains aspects d’une réalité moins lisse que souhaité —, avait offert une illustration exemplaire de cette idéologie. Interprétée à l’écran par Julia Roberts (Oscar 2000 de la meilleure actrice), Erin Brockovich, mère célibataire dans la mouise, devient riche et célèbre en révélant un scandale écologique qu’elle a découvert par hasard : la pollution des nappes phréatiques par une multinationale en Californie. Associée au petit avocat dont elle était jusque-là la secrétaire, elle persuade les familles touchées de lui confier leur défense. Son patron et elle obtiennent la plus importante indemnité jamais accordée suite à une action directe aux États-Unis : 333 millions de dollars de dommages et intérêts — et, au passage, ils font fortune. Le film se termine sur l’explosion de joie d’Erin lorsqu’elle découvre le montant du chèque qui lui est destiné. Ce n’est quand même pas une broutille comme la vie irrémédiablement brisée des victimes (dix ans plus tard, elles ont dépensé la quasi-totalité de leurs indemnités en frais médicaux), ici réduites au simple rôle de marchepied dans l’ascension de la uploads/Finance/ mona-chollet-reves-de-droite-defaire-l-x27-imaginaire-sarkoziste.pdf

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  • Publié le Mar 28, 2021
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