AJ Collectivités Territoriales AJ Collectivités Territoriales 2022 p.540 L'inté
AJ Collectivités Territoriales AJ Collectivités Territoriales 2022 p.540 L'intérêt général, contours de la notion Philippe Bluteau, Avocat associé, Cabinet Oppidum Avocats Dans la première phrase de son étude de 1999 consacrée à l'intérêt général, le Conseil d'État le qualifie de « pierre angulaire de l'action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité » (1) : parce que l'intérêt général détermine la finalité de l'action publique, la décision publique doit lui être conforme, sauf à être censurée (2), et parce qu'il fonde sa légitimité, l'intérêt général justifie l'attribution à l'administration de pouvoirs exorbitants du droit commun, y compris dans le cadre des relations contractuelles (3). Mais ces deux propriétés de l'intérêt général n'apportent pas d'éclairage sur sa nature : qu'est-ce donc exactement que cet intérêt ? Pour tenter d'identifier les contours de la notion, en première intention, on peut jouer du contre-jour : l'intérêt général ne peut pas être l'intérêt d'un seul. L'intérêt général n'est pas l'intérêt d'un seul Primauté en droit français - D'Aristote qualifiant l'homme d'« animal politique » (4) à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) admettant que « les intérêts de la collectivité doivent prévaloir sur les intérêts particuliers » (5), la nécessité pour les citoyens de rabattre leur intérêt personnel pour le bien de la cité est une idée largement admise à travers les époques. Dans notre droit français moderne, elle prend la forme de la primauté de l'intérêt général. Dépassement - Définir l'intérêt général réclamerait donc un dépassement ; la délibération collective ne devrait pas être guidée par le souci de maximiser la somme des intérêts individuels en présence mais par la recherche d'un intérêt « supérieur » collectif, cette recherche exigeant de chaque membre de l'assemblée délibérante (comme de chaque citoyenne et citoyen) qu'il parvienne à faire abstraction de son profit individuel et immédiat pour s'interroger sur les conditions de la satisfaction des besoins collectifs. Comme l'écrit Montesquieu, « la vertu politique est un renoncement à soi-même » (6). Critère - Les effets de ce renoncement sont puissants. Comme le proclame l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi est l'expression de la volonté générale, de sorte que la loi serait conforme à l'intérêt général à la seule condition - à la fois nécessaire et suffisante - que son auteur soit le représentant légitime de la nation. Le critère de l'intérêt général serait donc à la fois organique et processuel. Puisque, comme l'affirme Jean- Jacques Rousseau, l'un des principaux inspirateurs de cette Déclaration, « le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours ce qu'il doit être » (7) et puisque, de nos jours, l'article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 énonce que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum », alors l'intérêt général serait toujours ce que les représentants du peuple, dès lors qu'ils sont démocratiquement désignés, ou le peuple lui-même, identifient comme tel. Malheureusement, le droit est une philosophie en actes et ces actes sont suspects. Il suffit aux juristes d'intégrer quelques enseignements de l'Histoire et quelques apports de la sociologie pour constater que, de la Convention nationale de 1792 au conseil municipal du plus petit village, les représentants peuvent trahir, c'est-à-dire souiller - les juristes diront entacher - leurs décisions d'un autre intérêt que le seul intérêt général. Suspicion - L'existence du délit de prise illégale d'intérêts, anciennement connu sous le terme d'ingérence - défini par l'article 432-12 du code pénal comme le fait, pour un élu, de prendre, dans une affaire ou une opération dont il a, au moment de la prise de décision, la charge d'assurer l'administration, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité -, témoigne de cette suspicion du corps politique envers ses représentants. De même, sont illégales, depuis la loi du 5 avril 1884 désormais codifiée à l'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales (CGCT), « les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l'affaire qui en fait l'objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires », cet intérêt particulier délétère étant identifié par le Conseil d'État dès lors que celui de l'élu ne se confond pas avec celui de la commune, c'est-à-dire celui de « la généralité des habitants de la commune » (8), donc de l'habitant « en général »... Une notion contestée - À défaut d'un tel effacement de l'individu, l'intérêt général ne serait qu'un mot d'ordre trompeur, une fiction dangereuse, le paravent de l'accaparement des affaires publiques au service d'une faction oligarchique. Qu'elle soit suspectée de dissimuler un intérêt de classe dans la théorie marxiste, une oppression dans la théorie libérale ou une domination patriarcale ou post-coloniale dans le plus récent « wokisme », la notion d'intérêt général fut et demeure contestée. Peuple ou foule - Mais qu'il ne soit pas dit que ces lignes sont populistes, car la difficulté à identifier l'intérêt général n'est pas seulement un écueil de la démocratie représentative ; elle se pose à la démocratie elle-même, dès lors que le peuple n'est pas toujours à la hauteur de l'exigence qu'impose son rôle élevé, quand il raisonne - quand chacun des citoyens raisonne - en fonction de ses intérêts propres, catégoriels et immédiats. La théorie de l'intérêt général impose à chaque citoyen de s'effacer, d'oublier sa famille, ses amis et son nom, pour se projeter dans le cerveau collectif du souverain et, dans son abstraction lumineuse, y apercevoir les contours de l'intérêt supérieur. L'idée d'un peuple éclairé par la raison dans le silence de l'isoloir est nécessaire, ne serait-ce que comme modèle, mais demeure fantasmatique, tant une agglomération d'individus peut faire foule, quand elle est abusée ou abusante, et non peuple, comme le distingue Victor Hugo : « Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas ! Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas. La foule, c'est l'ébauche à côté du décombre ; C'est le chiffre, ce grain de poussière du nombre, C'est le vague profil des ombres dans la nuit ; La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit » (9). Au contraire, donc, à suivre ces vers, le peuple ne serait lui-même, c'est-à-dire capable d'identifier les contours de l'intérêt général, qu'à condition de s'arrêter un moment, de parler calmement et, dans l'introspection, de sourire légèrement et d'affronter sereinement. L'intérêt général, intérêt public ou intérêt de tous ? Et encore, la perfection de la méthode et la vertu des décideurs ne leur suffisent pas à découvrir l'intérêt général, puisqu'il leur faut encore identifier sans erreur quelle est cette « généralité » dont l'action publique doit poursuivre l'intérêt. Arbitrage - Il serait trop simple, dans cette recherche, que l'intérêt général coïncidât toujours avec l'intérêt public, au sens de l'intérêt de la personne publique. Car si l'intérêt général est singulier, les intérêts publics en présence peuvent être pluriels. Le législateur et, dans son silence, le juge n'ont pas seulement pour tâche de déterminer dans quels cas et dans quelles conditions l'intérêt général peut justifier des atteintes aux intérêts privés ; ils sont parfois contraints d'arbitrer entre deux intérêts publics, pour faire primer ce qu'ils estiment alors être l'intérêt général. Ainsi d'une bretelle d'autoroute dont la réalisation priverait l'unique hôpital psychiatrique d'un département de tout espace vert : les troubles que causerait la première au traitement des malades « porteraient à l'intérêt général une atteinte qui a pour effet d'entacher d'illégalité la déclaration d'utilité publique » (10). La notion d'intérêt général est ainsi d'autant plus délicate à saisir qu'elle est l'objet d'une compétition entre des préoccupations légitimes. Peut-on au moins saisir les contours de l'intérêt général en regardant vers le haut ? Plus le point de vue serait élevé, c'est-à-dire plus l'intérêt serait large, plus celui-ci serait général. Pour les pères fondateurs de notre droit, la question ne se posait pas, puisque la généralité à embrasser ne pouvait être que la Nation. Aucun intérêt supérieur ne pouvait lui être opposé, aucune fraction territoriale ne devait être prise en compte. Au Roi, parfois Soleil, succédait la République indivisible. Intérêt public local vs intérêt général - Pour nos élus contemporains, appelés à diriger des collectivités territoriales qui « s'administrent librement par des conseils élus » (11), le dilemme est quotidien, car la notion d'« intérêt public local », condition juridique de l'intervention de ces collectivités, ne coïncide pas nécessairement avec l'intérêt général. En effet, si les intérêts des différents niveaux de collectivités publiques en présence s'imbriquaient toujours harmonieusement telles des poupées russes, l'un enfermant l'autre, l'autre confortant l'un, la tâche serait aisée. Mais des conflits émergent. Est-il conforme à l'intérêt général qu'une métropole étende sa zone d'activités économiques afin d'accueillir une entreprise quittant le village où elle était jusque-là implantée ? Pour cette métropole, la décision est incontestablement d'intérêt public local et justifiera l'engagement des deniers publics pour la création et l'entretien de ladite zone. Pour les autres, en revanche, l'intérêt est douteux : une uploads/Finance/ ph-bluteau-l-x27-inte-re-t-ge-ne-ral-contours-d-x27-une-notion.pdf
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- Publié le Mai 11, 2021
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