PRÉVOIR LA DÉFAILLANCE DE CRÉDIT : L'AMBITION DU SCORING Jeanne Lazarus Presses

PRÉVOIR LA DÉFAILLANCE DE CRÉDIT : L'AMBITION DU SCORING Jeanne Lazarus Presses de Sciences Po | « Raisons politiques » 2012/4 n° 48 | pages 103 à 118 ISSN 1291-1941 ISBN 9782724632668 DOI 10.3917/rai.048.0103 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2012-4-page-103.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Nous voudrions l’aborder ici à travers la question de la prédiction, et nous intéresser ainsi au moment de l’octroi de crédit, pour comprendre le rapport et les influences réciproques entre la conception du futur des prêteurs et les techniques d’octroi de crédit, en particulier l’une d’elles, le scoring. Le credit scoring consiste à donner une note aux demandeurs de crédit (un score en anglais) censée rendre compte du niveau de risque qu’ils font courir au prêteur. Pour établir cette note, les 1. Cet article n’aurait pas été possible sans les discussions que je mène avec Martha Poon depuis de nombreuses années, je l’en remercie. Je remercie également Luc Boltanski, Céline Baud, Thomas Angeletti et Arnaud Esquerre pour leurs réactions à la présen- tation d’une première version de cet article. 2. Historiens, anthropologues, économistes et sociologues ont un regain d’intérêt pour le crédit depuis une dizaine d’années. Plusieurs numéros de revue y ont été consacrés récemment en France : « Vivre et faire vivre à crédit », Sociétés contemporaines, no 76, 2009 ; « L’identification économique », Genèses, no 79, 2010 ; « Consommer à crédit en Europe au 20e siècle », Entreprises et histoire, no 59, 2010 ; « Crédit à la consom- mation. Une histoire qui dure », Revue française de socio-économie, no 9, 2012. En anglais, le no 85 de la Business History Review en 2011 a été consacré au crédit à la consommation. De nombreux articles ont par ailleurs été écrits dans des revues anglo- phones, notamment autour de la crise des subprimes. Raisons politiques, no 48, novembre 2012, p. 103-118. © 2012 Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/11/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/11/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) prêteurs doivent posséder des informations sur le demandeur et des données sur les emprunteurs antérieurs à partir desquelles ils auront déterminé statistiquement le lien entre les caractéristiques des per- sonnes et leur niveau de risque. Trois temporalités coexistent dans un score : le futur, puisque ce qui est noté est la probabilité que le prêt soit remboursé ; le passé puisque la note est établie en fonction des emprunteurs précédents, mais aussi à partir du comportement et de la vie passée du demandeur ; et le présent, le moment de l’octroi du crédit, lorsque le prêteur accepte ou refuse de prêter et décide des conditions du prêt. Le score d’une personne est individuel, mais il ne prédit rien quant à la survenue du non-remboursement chez une personne donnée. Le prêteur anticipe qu’une certaine part de ses emprunteurs ne rembourseront pas et en fonction de cette part fixe un taux d’intérêt qui couvrira les pertes 3. Le non-remboursement, qui sera ressenti comme un événement par un emprunteur éventuellement défaillant (et qui aura des conséquences comme la perte de sa maison, des frais divers, des ennuis judiciaires, etc.), n’en sera pas un pour la banque, puisqu’elle aura anticipé une partie de pertes. Une des entreprises de la finance est de rendre les biens et les richesses liquides, c’est-à-dire de les sortir de leur fixité, de leur ancrage local, des liens qu’ils peuvent avoir avec des individus, éven- tuellement des réglementations qui peuvent limiter la rapidité de leur circulation 4. Le score a une grande capacité à fluidifier le marché car il représente une information synthétique qui permet à tous les acteurs d’avoir une connaissance homogène et standardisée de la valeur d’une créance. Encore faut-il qu’il circule, et ici la comparaison entre la France et les États-Unis est intéressante car en France il est interne aux banques alors qu’il est public et ache- table aux États-Unis. 3. Joseph E. Stiglitz et Andrew Murray Weiss, « Credit Rationing in Markets with Imper- fect Information », American Economic Review, vol. 71, no 3, 1981, ont montré les limites du contrôle du risque du crédit par le prix : au-delà d’un certain niveau de risque anticipé, le taux d’intérêt est trop élevé, fera fuir les « bons risques » et attirera les mauvais risques, par un phénomène de sélection adverse. 4. Bruce G. Carruthers et Arthur L. Stinchcombe, « The Social Structure of Liquidity : Flexibility, Markets, and States », Theory and Society, no 28, 1999, p. 353-382 ; Kevin Fox Gotham, « Creating Liquidity Out of Spatial Fixity : The Secondary Circuit of Capital and the Restructuring of the US Housing Finance System », in Manuel B. Aal- bers, Subprime Cities : The Political Economy of Mortgage Markets, New York, Black- well, 2012, p. 25-52. 104 – Jeanne Lazarus © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/11/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/11/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) Si les anthropologues et les historiens ont décrit des formes de crédit idiosyncrasiques et enracinées dans des structures sociales 5, le développement du crédit de masse et ses extensions dans les produits dérivés vendus sur les marchés financiers ont considéra- blement transformé les façons de calculer les risques. Mais au-delà des techniques de mesure c’est l’utilisation même des formes de prédictions et de prévisions du futur qui a été transformée. Nous nous appuierons sur la distinction opérée par Luc Boltanski dans De la Critique 6, entre la réalité et le monde. La réalité est ce qui est mis en ordre et qui « paraît se tenir », le monde est « ce qui arrive ». Les institutions font en sorte de créer et main- tenir la réalité, en se méfiant sans cesse de l’irruption possible du « monde ». Ces deux notions font écho à l’opposition de Franck Knight 7 entre le risque et l’incertitude. Knight s’intéressant aux statistiques – en particulier celles utilisées par les assurances et par les prêteurs, qui doivent sous peine de faire faillite, calculer préci- sément les risques financiers qu’ils engagent – a montré qu’il existe deux types d’événements futurs : certains sont probabilisables et peuvent servir de base à des calculs financiers (le taux de mortalité par âge), c’est le risque ; tandis que d’autres ne le sont pas, et ne peuvent être anticipés que par des spécialistes (des tremblements de terre, une épidémie soudaine, etc.), c’est l’incertitude. Le savoir- faire des entreprises gagnant leur vie sur l’anticipation du futur est de transformer l’incertitude en risque, c’est-à-dire de trouver des moyens de faire des probabilités mathématiques sur des événements qui paraissaient jusque là relever du hasard. Depuis le 19e siècle de plus en plus d’éléments incertains sont entrés dans le domaine du risque et sont devenus potentiellement assurables ou objets de paris spéculatifs. Ainsi, la « réalité » de Boltanski est le risque de Knight, le « monde » est l’incertitude. Dans Énigmes et complots, à travers l’analyse des romans poli- ciers, donc de la menace de l’incertitude, Luc Boltanski montre le travail des États modernes pour stabiliser la « réalité » et expulser le « monde » 8. Le dispositif que nous allons étudier se trouve au cœur de ces questions. Nous voudrions réfléchir au 5. Voir notamment Laurence Fontaine, L’Économie morale, Paris, Gallimard, 2008. 6. Luc Boltanski, De la critique, Paris, Gallimard, 2009. 7. Frank Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston, Houghton Mifflin, 1921. 8. L. Boltanski, Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012. Prévoir la défaillance de crédit... – 105 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/11/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: uploads/Finance/ rai-048-0103.pdf

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  • Publié le Fev 12, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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