1 L'individualisme méthodologique : examen critique par Dany-Robert DUFOUR, phi
1 L'individualisme méthodologique : examen critique par Dany-Robert DUFOUR, philosophe, professeur à l'université de Paris 8, directeur de programme au Collège International de philosophie. Merci à Mr le président et à Mr le directeur général de l'Avvej et à leurs collaborateurs et collègues de m'avoir invité dans ce colloque où a été mise à l'ordre du jour la question "l’individu/ le collectif, comment faire société ?" Au cas où vous n'en seriez pas tout à fait convaincus, permettez-moi de vous le confirmer : vous vous posez là une question fort importante. Bref, c'est une bonne question, mais je voudrais essayer de vous montrer ou vous rappeler qu'il existe déjà une réponse, libérale ou ultra-libérale, déjà largement mise en œuvre, à cette question. Nous vivons en effet dans des sociétés qui reposent sur ce qu'on appelle le principe, libéral, de l'individualisme méthodologique. Qu'est-ce, en deux ou plutôt trois mots, que l'individualisme méthodologique ? On entend généralement par là la doctrine qui veut 1°qu'il n'existe aucune autre réalité que celle de l'individu, 2°que tout ensemble social n'est rien d'autre que le résultat de l'action des individus, et 3°que les individus visent toujours, dans leurs échanges avec les autres, la maximisation de leurs intérêts. Donc la réponse à la question que vous posez, non seulement existe, mais en plus elle est largement mise en œuvre. Elle dit ceci : il faut partir de l'individu en recherche de la maximisation de ses intérêts, et le collectif est simplement ce qui résulte de la mise en œuvre de ce principe par les individus. C'est précisément cette réponse que je voudrais examiner. Les adeptes de ce principe insistent sur le fait que sa mise en œuvre a permis le développement des libertés individuelles. Ils n'ont évidemment pas tort, mais est-ce là une réponse suffisante ? J'en doute tout simplement parce qu'on sait aujourd'hui qu'à la liberté des uns peut corresponde l'oppression des autres - vous connaissez tous l'apologue qui interroge ce que devient la liberté lorsqu'il s'agit de celle du loup dans la bergerie. Je crois donc que ce principe mérite un examen critique parce qu'il pourrait bien s'accompagner d'effets pervers menaçant la consistance sociale - effets pervers que nous sommes aujourd'hui bien placés pour examiner parce que la crise actuelle, qui a été évoquée par Serge Raguideau, aura contribué à les révéler. Du loup. Je viens de parler du loup et, bien sûr, comme dit le proverbe, il suffit d'en parler pour en voir la queue. C'est en effet de cet animal, qui a été beaucoup intrigué les philosophes depuis Hobbes ("L"homme est un loup pour l'homme"), que je voulais parler en évoquant en quelques mots un récit intitulé Le Loup de Wall Street. C'est là le titre d'un livre qui a été écrit par le trader repenti Jordan Belfort (Max Milo, Paris 2008). Ce personnage bien de notre époque raconte le périple qui l'a conduit à la tête de la société boursière Statton Oakmont grâce à laquelle il pouvait gagner jusqu'à 1000 dollars par minute. Son récit montre que les luxueuses propriétés bien gardées, les yachts, les hélicoptères, les jets privés, la valse des prostituées et les drogues faisaient partie de l'univers quotidien d'une partie non négligeable du monde de la haute finance où ce héros de Wall Street baignait, caractérisant selon lui jusqu'à 20% des acteurs-clefs de ce secteur. À lire ce récit, le nom de Sade vient à l'esprit, comme dans d'autres situations touchant directement ce qu'il convient d'appeler l'actuelle hyperbourgeoisie1. Je pense, par exemple, aux informations concernant la luxueuse villa de Berlusconi en Sardaigne paru dans le très sérieux quotidien madrilène El Pais du 4 juin 2009, suivi de révélations en cascades. Si ces informations venaient à se vérifier, il faudrait en conclure que le Président du conseil italien qui, de façon très fellinienne, a accueilli le G8 de juillet dans la ville martyr de L'Aquila, a utilisé une de ses luxueuses villas pour abriter des "fêtes" dans une "ambiance (je cite) désinhibée" pour lesquelles étaient recrutées des escorts girls (c'est-à-dire des prostituées) parfois mineures. De deux choses l'une : ou il s'agit là de faits divers (auquel cas, je les abandonne 1 Sur l'hyperbourgeoisie, voir l'article de Denis Duclos, "Naissance de l’hyperbourgeoisie" in Le Monde Diplomatique, août 1998. 2 volontiers aux spécialistes du genre : la presse à scandale) ou bien il s'agit de faits de structure (et, dans ce cas, il faut, séance tenante, expliquer en quoi cela donne à penser sur notre monde en tant que guidé par ce principe de l'individualisme météhologique). Je vais essayer de montrer qu'il y a quelque cohérence à prendre le deuxième parti, celui qui soutient que nous vivons dans un monde de plus en plus sadien, d'autant que celui-ci se propose de plus en plus ouvertement comme un modèle pour tous. Jouis ! Mais qu'est-ce au juste qu'un monde sadien ? C'est un univers où les individus obéissent avant tout à ce commandement suprême : Jouis ! Encore faut-il bien repérer les différentes dimensions dans lesquelles peut se réaliser cette jouissance. On pense en effet souvent à la seule dimension sexuelle. Cela se comprend dans la mesure où beaucoup de pratiques actuelles en ce domaine, soutenues par beaucoup d'industries, paraissent parfaitement répondre à ce commandement. Il suffit de penser à ces usages qui se répandent vite aujourd'hui comme le speed dating (rencontre express), la mise en contact instantanée par les réseaux de type Aka- Aki2, les rendez-vous à issue sexuelle via les sites de rencontre sur Internet qui connaissent une importante progression, la consommation pornographique en constante expansion... Au cas où vous ne le sauriez pas, je vous informe que la pornographie, si l'on y inclut les activités liées, est devenue l'une des industries majeures de notre monde ? Elles génèrent aujourd'hui plus de 1000 milliards de dollars de chiffre d'affaire par an dans le monde, c'est-à-dire plus que les deux industries phares de l’armement et de la pharmacie3. Mais ce n'est pas tout, car il faut y ajouter des industries qui, sans être strictement pornographiques, célèbrent ou incitent à la jouissance. C'est ainsi que les industries culturelles (télévision, internet, cinéma…) consacrées au divertissement de masse sont elles-mêmes devenues largement obscénisantes. Une enquête menée en 2008 dans le très couru marché international des programmes de télévision (MIPTV), qui brasse tous les ans à Cannes plus de 4 milliards d’euro de droits, montrait, je cite, "la montée en puissance, partout dans le monde, de la thématique sexuelle" dans toutes les émissions - fictions, talk shows, émissions de variété4… Au hit parade des programmes, on trouve, dans l'ordre : le sexe, le jeu, la spiritualité - trois thématiques qui peuvent d'ailleurs allégrement se mélanger. Avec ou sans vergogne ? Voilà donc un premier indice. Mais est-ce à dire que la dimension sexuelle est la seule où peut se réaliser le commandement à la jouissance ? Non, si l'on en croit les Anciens, qui pourraient bien avoir été plus perspicaces que nous en la matière. Ils avaient en effet distingué trois libidos ou trois "concupiscences" occupant les individus : non seulement celle qui découle de la passion des sens et de la chair (la libido sentiendi), mais aussi celle qui procède de la passion de posséder toujours plus et de dominer (la libido dominandi) et celle enfin touche à la passion de voir et de savoir (la libido sciendi)5. Ceci laisse à penser qu'on peut jouir non seulement dans la dimension sexuelle, mais aussi dans celle de la possession et de la domination, de même que dans celle d'un savoir 2 Lorsque deux membres du réseau Aka-Aki ont renseigné leur "profil" en indiquant leurs goûts (entre autre, sexuels), leurs téléphones portables sonnent lorsqu'ils se croisent dans un rayon proche. 3 Ces chiffres sont difficiles à obtenir, pour deux raisons : 1°ces activités, pourtant très répandues, restent relativement occultées, 2°elles mettent en jeu beaucoup de réseaux para- légaux ou illégaux. Le travail de quantification le plus précis est celui du sociologue et anthropologue canadien Richard Poulin (Université d'Ottawa) d'où le chiffre que j'avance est tiré (cf. La Mondialisation des Industries du Sexe. Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants, Éditions L’Interligne, Ottawa 2004). 4 Voir l'enquête de Guy Dutheil intitulée "Jeux, sexe et spiritualité dominent le marché des programmes" in Le Monde du 12 avril 2008. 5 Saint-Augustin développe cette analyse dans le Livre X des Confessions. Elle vient en droite ligne des trois concupiscences dont parlait l’apôtre Jean : la convoitise des yeux, la convoitise de la chair et l’orgueil de la vie (Première épitre de Jean, 2:16). 3 affranchi de toute limite grâce au développement effréné des technosciences. L'état jouissant est évidemment vieux comme le monde. Mais notre différence avec les Anciens est que, pour eux, cet état jouissant qui ne devait pas être exhibé aux autres. Le montrer était en effet "obscène" (en latin obscenus) qui, littéralement, signifie "de mauvais augure, sinistre". Et on comprend pourquoi : parce qu'on peut être pris, instrumentalisé dans la jouissance de l'autre. De surcroît, "ob-scène" réfère, uploads/Finance/ texte-dany-robert-dufour.pdf
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- Publié le Dec 05, 2022
- Catégorie Business / Finance
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