LANGAGE DE L'ACTION ET QUESTIONNEMENT SOCIOLOGIQUE Louis QUÉRÉ Quel que soit l'
LANGAGE DE L'ACTION ET QUESTIONNEMENT SOCIOLOGIQUE Louis QUÉRÉ Quel que soit l'intérêt qu'elle porte à l'analyse de l'action sociale, ou quelle que soit la place qu'elle accorde à l'action dans son édifice théorique, toute sociologie est confrontée à ceUe propriété qu'a l'action de pouvoir se dire, et d'être communicable dans un langage qui lui semble spécifique, le langage de l'action. Il lui faut donc prendre position sur le traitement à réserver à cette sémantique naturelle de l'action. Même quand le sociologue est guidé par J'idéal durkheimien d'une analyse scientifique des faits sociaux qui s'interdit d'emprunter tout concept, toute catégorie ou toute méthode au langage et à l'action ordinaires, il ne peut éviter d'incorporer dans sa conceptualisation et dans sa théorisation les ressources de la sémantique naturelle de l'action. Pourtant, il est rare qu'il constitue ces ressources en objet d'investigation. En général, les sociologues se préoccupent peu de ce que leur questionne ment, leurs théorisations et leurs analyses de J'action doivent à cette sémantique, et encore moins de ce que l'action elle-même, comme réalité intelligible et descriptible, comme objet obser vable et analysable, lui doit. li me semble qu'en ce qui concerne son rapport à la sémantique naturelle de l'action, la sociologie est souvent prise dans le dilemme suivant. Soit le souci de la science, et la préoccupation de la ({ rupture épistémologique )) qu'il appelle, lui interdisent « résolument )), comme dit Durkheim, d'em ployer « des concepts qui se sont formés en dehors de la science 53 Quéré, L. (1993). Langage de l'action et questionnement sociologique. In P. Ladrière, P. Pharo & L. Quéré (Eds.), La théorie de l'action. Le sujet pratique en débat (pp. 53-83). Paris: CNRS Editions. La connaissance de l'action et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique » et J'incitent à « s'affranchir des fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire )). Soit Ja sémantique naturelle de J'action est élevée, de façon spontanée ou de façon analytique, à la dignité des concepts et des méthodes « scientifiquement élaborés ) , de telle sorte que la sociologie puisse rendre compte de l'action sociale en prenant appui sur elle, qu'elle analyse des actions singulières ou qu'clic procède à une théorisation. Dans le premier cas, il s'agira de rendre compte des conduites et des pratiques sociales dans une perspective d'explication théorique et causale qui substitue un langage « neutre )) à la sémantique naturelle. Mais l'application stricte de cette règle de méthode s'avérerait tout simplement suicidaire : l'intelligibilité, J'observabilité et l'ana Iysabilité mêmes des pratiques et des conduites sociales s'éva nouiraient avec la mise en suspens du langage ordinaire de l'action. Dans le second cas, on se condamnera d'emblée à maintenir la confusion des thèmes et des ressources; on adoptera comme opérations et comme catégories d'analyse les opérations (par exemple l'imputation d'actions singulières à des agents pourvus de buts, d'intentions et de raisons d'agir) et les catégories qui sous-tendent, dans les pratiques communi catives de la vie courante, la configuration sociale de l'action comme réalité intelligible, observable et communicable. L'idée que je voudrais développer est que ce dilemme résulte principalement d'une conception « représentation niste )) du langage, qui conduit la sociologie à considérer que l'analyse de l'action pose des questions factuelles, auxquelles il lui faut apporter des réponses informatives, si possible défini tives et absolues (i.e. indépendantes de tout contexte, de tout point de vue et de toute fin pratique). Par questions factuelles j'entends des questions qui appellent à identifier des agents concrets, des actes, des états internes, des circonstances, des logiques d'action, des événements, des enjeux, des significa tions, etc. Ce sont des questions auxquelles il faut répondre par des jugements de fait valides et par des explications plausibles censées fournir les raisons, les causes, les motifs ou les enjeux réels de telle ou telle conduite, de telle ou telle pratique, de telle ou telle action individuelle ou collective. Pour les agents sociaux, le questionnement inhérent au discours de l'action apparaît sans doute aussi comme un questionnement factuel; 54 Lcmgage de l'action mais la prétention à apporter des explications coupées de toul contexte communicatif leur est complètement étrangère. Questions factuelles et questions grammaticales Au questionnement factuel sur l'action, on peut opposer un questionnement «gramm<iLÎcal }}. Dire des ressources de la sémantique naturelle de l'action qu'elles posent aussi à la sociologie des questions d'ordre grammatical veut dire qu'elles demandent à être analysées en tant qu'elles articulent une {( activité configurante »), celle par laquelle le type d'entité sociale que constitue l'action apparaît comme la réalité singu lière qu'elle est pour nous, et comme phénomène intelligible, observable et descriptible. Considéré sous cet angle le langage de l'action ne repré sente rien : ni une expérience, ni un processus, ni des états internes, ni une substance particulière. Tl est de l'ordre de ce qui détermine ce qu'est une action. « C'est la grammaire qui dit quel genre d'objet est quelque chose ) (Wittgenstein, 1961, § 373). Elle est ce qui permet de former des propositions douées de sens et susceptibles d'être vraies ou fausses. Elle est du côté de ce qui structure la représentation et non pas du côté du représenté. Dans le domaine de l'action, c'est la grammaire qui fixe quelle entité sociale déterminée est une occurrence singu lière, et en particulier si c'est une action ou pas. L'émergence d'actions intelligibles et descriptibles, observables et commu nicablϟs, résulte donc de l'application d'une grammaire à des occurrences mondaines. Cette grammaire détermine la forme que doivent prendre l'individuation et la description de ces occurrences. Elle n'a pas de compte à rendre à la réalité, car c'est elle qui permet de la configurer; et elle ne demande pas à être fondée, justifiée, corrigée, mais simplement reconstituée, analysée, etc. Quand la sociologie aborde la sémantique natu relle de l'action d'un point de vue grammatical, elle l'appré hende donc sous l'aspect de sa contribution à la constitution du champ pratique, c'est-à-dire à la configuration de l'action comme réalité phénoménale présentant un ordre qui l'indivi dualise. Ce passage du factuel au grammatical est à l'ordre du jour de la sociologie depuis une cinquantaine d'années. C'est 55 La connaissance de l'action Wright Mills qui,le premier, a suggéré, dans un article de 1940, d'aborder comme un problème d'analyse grammaticale la question de l'explication de l'action par des motifs. Mais ce sont surtout des auteurs comme Goffman et les ethnométho dologues qui ont tenté d'opérer systématiquement un tel passage. Si bien que ce qu'on qualifie habituellement de microsociologie n'est en fait souvent que le remplacement d'enquêtes f actuelles par des {( enquêtes grammaticales )) (Coulter, 1989). Ces travaux permettent donc de se faire une idée précise de ce en quoi peut consister un traitement gram matical du questionnement et des catégories de la sémantique de l'action. Ce traitement diffère de la simple analyse concep tuelle, telle qu'elle est habituellement pratiquée par la philoso phie analytique. Il introduit en effet une problématique de la constitution intersubjective de l'objectivité et de l'intelligibilité, qui prend en considération non seulement des relations d'ordre conceptuel mais aussi ce qu'en phénoménologie on appelle une « activité organisante )) ou une « praxis opérante )). Pour prendre la mesure des transf ormations qu'implique dans l'analyse sociologique de l'action ce passage du factuel au grammatical (et aussi de ses limites), je procéderai en trois étapes. Dans un premier temps, je rappellerai les principales propriétés de la sémantique naturelle de l'action, en m'ap puyant sur le travail de synthèse de P. Ricœur en ce domaine. J'expliciterai la distinction introduite entre une approche factuelle et une approche grammaticale de cette sémantique. Dans un deuxième temps j'examinerai quelques-uns des argu ments qui ont été opposés à l'ethnométhodologie contestant la validité d'un point de vue grammatical dans l'analyse sociolo gique de l'action sociale, et donc la pertinence des solutions qu'une telle approche fournit aux questions majeures de la tradition sociologique relatives aux conditions de possibilité de l'action sociale el de l'ordre social. Je montrerai comment ces objections demeurent enracinées dans un questionnement de type factuel et dans une ontologie substantialiste. EnfinϠ dans un troisième temps, j'aimerais f aire ressortir ce qui diffère dans la conception et la thématisation du caractère social de l'action selon que l'on adopte un rapport factuel ou un rapport grammatical à la sémantique naturelle de l'action. Peut-être puis-je d'emblée ajouter que l'enjeu de cette rénexion est aussi 56 Langage de l'ac/ion de montrer qu'une mise en suspens de l'usage de la sémantique naturelle, à des fins d'analyse sociologique, est d'un tout autre ordre que celle qui résulte de la prescription de la rupture épistémologique. Le cadre conceptuel de l'action: représentations ou schèmes? J'emprunte la notion de sémantique naturelle de l'action à P. Ricœur. L'idée est qu'on peut spécifier un langage de l'action. Ricœur s'est appuyé sur les analyses conceptuelles consacrées par la philosophie analytique aux principales caté gories utilisées dans le discours ordinaire pour rendre compte de l'action (pour la dire, la raconter, la justifier, l'expliquer, l'interpréter), ainsi qu'aux modes d'explication de l'action dont nous nous servons dans la vie courante. Ce langage a, uploads/Finance/ texte-quere-1993-langage-de-l-x27-action-et-questionnement-sociologique.pdf
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- Publié le Jul 18, 2021
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