Une analyse économique de la « juste valeur » La comptabilité comme vecteur d
Une analyse économique de la « juste valeur » La comptabilité comme vecteur de crise Vincent BIGNON* Yuri BIONDI† Xavier RAGOT‡ Nouvelle préface au texte commenté par Richard Barker§ Prisme N° 15 Août 2009 Les auteurs remercient Jean-Louis Beffa, Robert Boyer, Jean-Gabriel Brin, Arnaldo Canziani, Robert Colson, Philippe Crouzet, Sylvie Grillet, Christian Hoarau, Nicole El Karoui, Gérard Liné, Antoine Rebérioux, Shyam Sunder et Jean-Philippe Touffut pour les remarques et les critiques qui ont permis de clarifier leur propos. Ils restent seuls responsables des erreurs éventuelles contenues dans le texte. * Vincent BIGNON est professeur invité au Graduate Institute for International Studies and Development (Genève), maître de conférences à l’Université Paris XII – IUFM et chercheur associé à EconomiX – Université Paris Ouest. † Yuri BIONDI est chercheur au C.N.R.S. rattaché à l’Ecole Polytechnique (Preg-CRG), et affilié au C.N.A.M. (Chaire de Comptabilité Financière et Audit). ‡ Xavier RAGOT est chargé de recherche au C.N.R.S. § Richard Barker est professeur de comptabilité à l’institut de gestion Judge de l’Université de Cambridge. Il a été chercheur à l’International Accounting Standards Board (IASB). © Centre Cournot, août 2009 Résumé Le vote par le Parlement européen en juillet 2002 de nouvelles normes comptables, entrées en vigueur le 1er janvier 2005 pour les sociétés cotées, a orienté la comptabilité européenne vers un nouveau principe, celui de la « juste valeur ». Auparavant, la réglementation européenne s’inspirait essentiellement de la logique du coût historique : l’évaluation des actifs au bilan se fondait ainsi sur leurs « coûts d’acquisition amortis». L’introduction du principe de juste valeur a imposé la détermination de la valeur des actifs par l’estimation des flux de profits anticipés actualisés dont ces actifs pouvaient être à l’origine. Il s’agissait d’établir la valeur de chaque actif selon sa contribution potentielle au profit de l’entreprise. La juste valeur ne constituait pas l’aboutissement de recherches contemporaines qui conduisaient à remplacer le coût historique amorti. Au contraire, les travaux récents analysant le processus de production des entreprises plaidaient pour la limitation de son utilisation. Ces travaux se fondaient sur trois concepts : asymétrie d’information, complémentarités et spécificité des actifs utilisés. Les entreprises créent de la richesse en rendant complémentaires des actifs parce qu’elles leur ajoutent des caractéristiques spécifiques au processus productif mis en œuvre. Ces caractéristiques n’ont pas de valeur marchande et ainsi, la valeur de chaque actif pour l’entreprise est toujours supérieure à sa valeur de revente. La spécificité d’un actif se définit alors par la différence entre sa valeur pour l’entreprise et sa valeur marchande. La pérennité de l’avantage concurrentiel découlant de cette combinaison d’actifs spécifiques nécessite de garder secret ce type d’information : il existe donc une asymétrie d’information entre l’entreprise et son environnement. Le critère de « juste valeur » pose dans ce cadre d’importants problèmes d’évaluation : la spécificité et la complémentarité entre actifs contraignent le comptable à utiliser des modèles d’évaluation pour déterminer la valeur des actifs. Les analystes financiers recourent à de tels modèles pour valoriser les entreprises. Leur utilisation à des fins comptables n’assure cependant pas la fiabilité des comptes ; en effet, des changements mineurs d’hypothèses peuvent conduire à une forte variation de leurs résultats. La finalité de la comptabilité est plutôt de constituer une source d’information indépendante, de sorte que leur évaluation par le marché financier soit pertinente. Au problème d’évaluation s’ajoute celui de la volatilité financière que l’application du principe de juste valeur peut introduire dans la comptabilité. L’existence d’une volatilité excessive des marchés financiers, qui se démontre théoriquement et empiriquement, engendre un risque inutile et tend à réduire la capacité de financement des entreprises. Enfin, la juste valeur renforce les critères financiers au détriment des autres critères de l’évaluation des équipes dirigeantes. L'ensemble des parties prenantes de l’entreprise, y compris les actionnaires et les investisseurs institutionnels, peut en être victime. La crise financière qui a débuté à l'été 2007 a confirmé le défaut intrinsèque du modèle comptable de la juste valeur. Ce modèle n’a pas contribué à anticiper la crise et l’a même accentuée. La comptabilité doit garder pour objectif la constitution d'un instrument de contrôle et de régulation, indépendant du marché et centré sur l’entreprise comme entité, et non suivre les valeurs de marché au jour le jour. La comptabilité doit s’imposer ainsi comme une institution centrale des économies de marché, essentielle au fonctionnement des marchés eux-mêmes, conformément à l’intérêt général. © Centre Cournot, août 2009 Sommaire Préface ................................................................................................................................................. 7 Introduction .................................................................................................................................... 13 I Les principes du coût historique amorti et de la juste valeur ................. 15 A) Le coût historique amorti ................................................................................................................. 15 B) La juste valeur ................................................................................................................................ 17 II La spécificité et la complémentarité des actifs ................................................. 19 A) La spécificité et les asymétries d’information ..................................................................................... 19 B) La complémentarité et l’indivisibilité ................................................................................................ 23 C) Les comptables doivent-ils être des modélisateurs ? ........................................................................... 25 III L’utilisation du prix de marché courant dans les bilans ........................... 27 A) Le prix de marché est-il la bonne référence ? ..................................................................................... 27 B) L’interprétation du résultat des entreprises ........................................................................................ 30 C) La prise en compte de l’exposition aux risques ................................................................................... 31 IV L’information comptable et son économie politique ................................. 32 A) Les incitations et les évaluations des dirigeants ................................................................................. 32 B) Une vision actionnariale et financière de l’entreprise inscrite dans la comptabilité ................................ 33 Conclusions .................................................................................................................................... 34 Commentaire de Richard Barker .................................................................................... 36 Réponse des auteurs ................................................................................................................ 40 Références ....................................................................................................................................... 42 © Centre Cournot, août 2009 7 Préface Déclenchée par la rupture du marché interbancaire à l’été 2007, la crise mondiale qui se poursuit a entrainé la suspension partielle et temporaire de la comptabilité à la juste valeur et réactualisé sa remise en question. Les auditions devant les commissions du parlement des Etats-Unis en octobre 20075 ont conduit à la rédaction d’un rapport du « Forum pour la stabilité financière » remis au G7 en avril 2008. Le rapport recommande le renforcement de la supervision prudentielle du capital, de la liquidité et du risque ; la clarification et la limitation de l’usage de l’évaluation à la juste valeur ; l’amélioration de la comptabilisation des entités hors bilan et le développement de la résilience des systèmes bancaire et financier aux tensions et aux crises.6 Le 2 octobre 2008, le parlement des Etats- Unis adopte le plan Paulson, qui, aux sections 132 et 133, accorde à la Commission pour la sécurité boursière (SEC) le pouvoir de suspendre l’application de la juste valeur pour des « raisons d’intérêt général » et de « protection des investisseurs »7. Le plan Paulson préconise l’étude des conséquences économiques de ce mode de comptabilisation sur les entreprises, sur leur bilan et sur le système économique dans son ensemble. Peu après, la Commission européenne contraint l’IASB à revenir sur la comptabilisation des instruments financiers à la juste valeur et permet leur reclassement selon une comptabilité au coût historique. Afin d’atténuer les critiques qui portent sur la responsabilité des normes comptables dans l’approfondissement de la crise8, le régulateur des Etats-Unis (FASB) autorise le 2 avril 2009 les intermédiaires financiers à comptabiliser certains actifs financiers non à leur valeur de marché mais à une valeur estimée à l’aide de modèles d’évaluation financière. 5 Voir notamment Banking Subcommittee on Securities, Insurance, and Investments of the United States Senate, International Accounting Standards : Opportunities, Challenges, and Global Convergence Issues, 24 octobre 2007 ; Committee on Oversight and Government Reform of the U.S. House of Representatives, « The Financial Crisis and the Role of Federal Regulators », 23 octobre, 2008. 6 Voir aussi Banque de France (2008) ; Banca d’Italia (2009). 7 Emergency Economic Stabilization Act of 2008, 3 octobre 2008, Sec. 132. Authority to suspend mark-to-market accounting : « (a) AUTHORITY.—The Securities and Exchange Commission shall have the authority under the securities laws (as such term is defined in section 3(a)(47) of the Securities Exchange Act of 1934 (15 U.S.C. 78c(a)(47)) to suspend, by rule, regulation, or order, the application of Statement Number 157 of the Financial Accounting Standards Board [concerned with fair value measurements, NdA] for any issuer (as such term is defined in section 3(a)(8) of such Act) or with respect to any class or category of transaction if the Commission determines that is necessary or appropriate in the public interest and is consistent with the protection of investors.» 8 Cf. « Banks get leeway in valuing their Assets », The New York Times, 3 avril 2009. © Centre Cournot, août 2009 8 Il est prématuré d’en conclure la mort peu glorieuse de la juste valeur. L’imposition par décret de cette révolution comptable aussi bien aux marchés qu’à la profession cimente encore l’alliance entre le régulateur international (l’Organisation internationale des normes comptables, l’IASB en anglais) et le régulateur états-unien (le FASB) scellée en 1998. Leurs présidents respectifs continuent de plaider, d’une part, pour la comptabilisation de tous les actifs et passifs risqués à leur juste valeur, d’autre part, en faveur de la convergence de toutes les réglementations comptables vers un seul jeu de normes à partir de 2011. La remise en question de la notion de uploads/Finance/ une-analyse-economique-de-la-juste-valeur.pdf
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- Publié le Jul 24, 2021
- Catégorie Business / Finance
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