1 Jérôme Maucourant, Journée d’études - « Autour de Thorstein Veblen : sociolog

1 Jérôme Maucourant, Journée d’études - « Autour de Thorstein Veblen : sociologie économique et critique sociale ». Campus de Paris Ouest – Salle du Conseil de la MAE – Maison Archéologie et ethnologie « René Ginouvès » - Sous la présidence d’Emmanuel Renault (Sophiapol - Université Paris Ouest) 1. Il existe un enregistrement d’une présentation ultérieure de ce texte via : http://www.dailymotion.com/video/x3zmqik Une socio-économie de l’illusion : Thorstein Veblen2 « money-values are the final reality of things» Thorstein Veblen3 Introduction La première grande dépression du XXIe siècle pose de redoutables défis au savoir économique : sauf très rares exceptions, les économistes ont été fort surpris par la profondeur de l’effondrement et par l’incapacité des marchés à régler d’eux-mêmes la question de la dette. Dans ces conditions, ne serait-il pas utile de faire retour sur des problématiques occultées mais qui peuvent avoir une puissante force de suggestion ? Le travail de Veblen, penseur d’un capitalisme en voie de financiarisation, témoin attentif des crises bancaires de son temps et de la naissance d’une banque centrale moderne appartient à ce type de problématique. Veblen est aussi connu comme l’auteur d’une conception « évolutionniste » de l’économie, véritable défi lancé à la théorie néoclassique en voie d’édification. C’est en repensant à nouveaux frais ce défi qui implique une autre conception de l’économie monétaire que l’on peut tirer quelques enseignements sur la dynamique du capitalisme contemporain et le prix à payer pour sa perpétuation. Pour bien comprendre la perspective de Veblen, il convient de rappeler que celui-ci opère une rupture vis-à-vis du fondement des grandes théories économiques qui se sont succédé depuis deux siècles : la valeur, que ce fût sur le mode objectiviste de la « valeur-travail » ou sur le mode subjectiviste de la « valeur-utilité », ne l’intéresse pas. Selon lui, la possibilité d’une connaissance rationnelle de l’économie réside essentiellement dans la reconnaissance du caractère « institutionnel » de l’économie. Ceci signifie que les habitudes et représentations collectives contribuent à organiser les processus de production, répartition et de consommation des richesses sociales. Mais, ces institutions s’insèrent dans un univers soumis à une évolution permanente, ce qui a des conséquences théoriques. Le capitalisme de son époque, en effet, puise sa dynamique de plus en plus dans des 1 https://sophiapol.hypotheses.org/17023 2 Certains développements de ce texte sont inspirés de Maucourant (2005). Les citations de Veblen sont traduites par nous, sauf s’il existe des traductions françaises de l’œuvre (voir références). Je remercie Bernard Drevon et Olivier Brette de leur lecture d’une première version de ce texte. 3 VEBLEN [1923, p. 183]. 2 ressorts sociaux (connaissance collective et système technique). La richesse capitaliste résulte de façon croissante de procédés de captation de l’intelligence et de l’activité sociale. Veblen pense même que la survie du capitalisme à l’ère du machinisme n’aurait pas été possible sans des logiques rentières particulières propres à une capitalisme dorénavant financier. Ce nouveau régime de prédation des richesses sociales, qui est encore le nôtre pour une bonne part, se distingue des vieux mécanismes de l’ “accumulation primitive” mis en lumière par Marx, lesquels reposaient sur l’usage de la force brute, que ce soit via le commerce colonial ou l’expropriation de la paysannerie. Il s’agit de transférer, dans le cadre de l’Etat de droit, les fruits du travail social pour que se perpétue la richesse et le pouvoir des intérêts dominants. Une inflation modérée et la mise en place de mécanismes efficaces de rente financière sont au fondement de cette politique. Dans ce nouveau régime économique, la monnaie devient à elle-même sa propre fin ; les nouvelles pratiques commerciales, financières et bancaires s’emparent de la production et nous éloigne du capitalisme de Ricardo ou Marx. Le sens du mot “capital” évolue et renvoie aussi bien à des éléments matériels qu’à des artefacts censés les représenter : tel est l’état des choses quand la finance soumet ainsi l’industrie. Le droit en vient même à légaliser des formes inédites de sabotage capitaliste. Le nouveau régime économique devient, principalement, comme nous le verrons, un système de création de la rareté, et non de lutte contre celle-ci comme l’a cru le XIXième siècle. Le monde des droits de propriété, des titres financiers, de toutes ces images du capital, envahissent la vie de l’homme ordinaire et le rançonne de mille façons. Ainsi, notre monde, qui célèbre bien souvent le travail de façon idéologique, est aussi celui qui est sous l’emprise de « to get something from nothing »4, d’obtenir quelque chose à partir de rien, bien différent de la fameuse sentence marxienne, “Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes”. Veblen est bien un savant iconoclaste, briseur de cette économie des images qui nous aliène un peu plus chaque jour au capitalisme qu’il nomme “système des prix”. Lire Veblen est encore utile, car notre époque combine deux types de capitalisme que Weber met par ailleurs en évidence : un “capitalisme rationnel”, issu de la révolution industrielle, et un “capitalisme politique”, dont l’histoire est fort ancienne et que paradoxalement la mondialisation fortifie de la Chine à l’Iran5. Une théorie générale du système prédateur doit concerner, en réalité, ces deux formes de capitalisme (qui peuvent d’ailleurs trouver des secours réciproques). Mais, notre propos est centré sur la première forme car c’est la figure bien trop méconnue de Veblen que nous tenter de mettre en lumière6. Nous exposerons ainsi, en premier lieu, l’idée que la monnaie n’est pas ce voile qui recouvre la réalité économique. L’essor du système de crédit n’est, par conséquent, en aucune façon, une transposition raffinée d’un système idéal de troc, ce fantôme qui hante encore l’esprit de nombres d’économistes et qui contribua à rendre presque impensable la Grande Récession de 2008. D’ailleurs, Veblen est, peut-être, le premier auteur à contester frontalement l’intérêt de la de l’« histoire conjecturale » selon laquelle les hommes auraient inventé la monnaie pour faire face aux inconvénients du troc. En second lieu, il sera montré que les dispositifs monétaires et financiers, depuis le début de XXe siècle, ne peuvent être compris sans l’empire que les “vested 4 VEBLEN (1919b, p. 28). 5 MAUCOURANT (2014). ACHCAR (2012, pp. 92-95), à l’intérieur du problématique marxiste, revisite de façon stimulante cette idée de Weber en se servant d’un autre syntagme qu’on trouve chez cet auteur : “capitalisme politiquement déterminé”. C’est ce système que les révoltes arabes ont défié. 6 Pour le monde francophone, voir le travail d’une société savante, “Les Amis de Thorstein Veblen” : http://thorstein.veblen.free.fr/ 3 interests” (intérêts établis ou privilégiés) exerce sur le système économique. Veblen soutient alors que le Système de la Réserve Fédérale est, par excellence, une machine produisant de l’illusion de façon à opérer des transferts nécessaires de richesses au profit de la perpétuation d’un pouvoir de classe. En troisième lieu, les fondements de l’analyse étant établis, nous nous proposons de relire Veblen grâce à Keynes, un autre grand hétérodoxe de la pensée économique, de façon à mettre en exergue ce qui reste de profondément vivant dans l’héritage de Veblen. La conclusion évoque le pessimisme de Veblen, car le dépassement du capitalisme comme économie de l’illusion et du gaspillage semble aussi nécessaire qu’improbable. De l’institutionnalisme de Veblen à sa conception de la monnaie Une conception « évolutionniste » Le fondement de la démarche de Veblen consiste en une certaine représentation de la nature humaine, par quoi cet auteur nie toute autonomie d'un savoir économique qui serait clos sur lui-même7. Il développe une anthropologie selon laquelle l’homme est une créature dominée par un agencement évolutifs de pulsions8 et s'oppose ainsi à la vision « hédoniste » des économistes de l’école dominante selon laquelle l'homme est ce lieu passif livré à une mécanique des plaisirs et des peines. Il moque d’ailleurs la “conception fautive de la nature humaine” propres à ces économistes : “D'après la conception hédonistique, l'homme est un calculateur général des plaisirs et des peines qui, comme une sorte de globule homogène fait de désir de bonheur, oscille sous l'impulsion de stimulants qui le promènent un peu partout, mais sans le déformer. Il n'a ni passé ni avenir. Il est un fait humain isolé, immuable, en équilibre stable, sauf sous le contre-coup de certaines forces agissantes, qui le déplacent dans un sens ou dans l'autre. Se plaçant lui-même au milieu des éléments naturels, il tourne régulièrement autour de son axe spirituel, jusqu’à ce que le parallélogramme de ses forces pèse sur lui, de façon qu'il suive la ligne de la résultante. Quand cesse l'action de cette force, il revient au repos et n'est plus comme auparavant qu'un simple globule”9. En réalité, l'homme, selon Veblen, jouit de la peine pour autant que ses instincts le lui enjoignent ; ceci est particulièrement vrai de l'instinct artisan. L’économiste doit ainsi mettre en avant les propensions de l'homme explicatives de la « croissance institutionnelle ». C’est dans ce cadre qu’il centre son attention sur deux pulsions essentielles que sont l’ “instinct artisan” et l' “instinct prédateur” et fait l’hypothèse que la structure pulsionnelle peut être soumise à des processus de “contaminations” ; en ce uploads/Finance/ une-socio-economie-de-l-illusion-thorste.pdf

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  • Publié le Jan 20, 2021
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