Cultures & Conflits 109 | printemps 2018 Varia Le scandale Cambridge Analytica

Cultures & Conflits 109 | printemps 2018 Varia Le scandale Cambridge Analytica contextualisé: le capital de plateforme, la surveillance et les données comme nouvelle « marchandise fictive » The Cambridge Analytica Scandal Contextualized: Platform Capital, Surveillance, and Data as a New ‘Fictitious Commodity’ Ivan Manokha Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/conflits/19779 DOI : 10.4000/conflits.19779 ISSN : 1777-5345 Éditeur : CCLS - Centre d'études sur les conflits lilberté et sécurité, L’Harmattan Édition imprimée Date de publication : 20 juillet 2018 Pagination : 39-59 ISBN : 978-2-343-15504-3 ISSN : 1157-996X Référence électronique Ivan Manokha, « Le scandale Cambridge Analytica contextualisé: le capital de plateforme, la surveillance et les données comme nouvelle « marchandise fictive » », Cultures & Conflits [En ligne], 109 | printemps 2018, mis en ligne le 20 juillet 2020, consulté le 30 mars 2021. URL : http:// journals.openedition.org/conflits/19779 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.19779 Creative Commons License Le scandale Cambridge Analytica contextualisé : le capital de plateforme, la surveillance et les données comme nouvelle « marchandise fictive » Ivan MANOKHA Ivan Manokha occupe le poste de Departmental Lecturer au sein du département du développement international à l’Université d’Oxford. Ses recherches portent sur les questions de pouvoir et d’obéissance dans l’économie politique internationale, notamment dans le contexte du développement des nouvelles technologies de sur- veillance, ainsi que de la montée en puissance des plateformes numériques dont les revenus et l’influence croissante sont basés sur la collecte permanente des données et leur monétisation. L e 17 mars 2018, l’Observer de Londres 1 et le New York Times 2 ont révélé que Cambridge Analytica, société de conseil en stratégie basée à Londres, avait recueilli des données personnelles issues des profils Facebook de plus de cinquante millions d’utilisateurs sans leur consentement, le chiffre ayant ensuite été réévalué à quatre-vingt-sept millions 3. La collecte de données a été effectuée via une application de quiz « thisisyourdigitallife », créée pour Facebook par Aleksandr Kogan. Ce psychologue de l’université de Cambridge a eu accès aux données personnelles de deux cent soixante-dix mille membres de Facebook qui avaient accepté de se soumettre à un test de personnalité pour lequel ils ont été rémunérés par son entreprise, Global Science Research. Comme l’a expliqué Christopher Wylie, expert en données canadien et ancien employé de Cambridge Analytica 4, cette application per- 1 . Cadwalladr C. et E. Graham-Harrison, « Revealed: 50 million Facebook Profiles Harvested for Cambridge Analytica in Major Mata Breach », The Observer, 17 mars 2018. 2 . Rosenberg M., Confessore N. et E. Cadwalladr, « How Trump Consultants Exploited the Facebook Data of Millions », The New York Times, 17 mars 2018. 3 . Solon O., « Facebook Says Cambridge Analytica May Have Gained 37m More Users’ Data », The Guardian, 4 avril 2018. 4 . « Cambridge Analytica Whistleblower: ‘We Spent $1m Harvesting Millions of Facebook Profiles’», The Guardian, 17 mars 2018. mettait de collecter différents types de données personnelles des utilisateurs (les contenus consultés et « likés », et même les messages publiés) ; de plus, elle donnait accès aux informations figurant sur les profils des amis de chacun des utilisateurs qui avaient accepté de passer ce test, ce qui explique que tant d’uti- lisateurs aient été affectés. Ces données étaient ensuite transmises à Cambridge Analytica, recrutée par l’équipe de campagne de Donald Trump en juin 2016, qui les aurait utilisées pour cibler les électeurs américains en leur adressant des messages politiques personnalisés « visant leurs démons inté- rieurs 5 ». Les gouvernements ont rapidement réagi à ces révélations et à l’indigna- tion massive qu’elles ont suscitée 6. Le 19 mars 2018, Antonio Tajani, prési- dent du Parlement européen, a déclaré dans un message Twitter que l’utilisa- tion abusive des données des utilisateurs de Facebook constituait « une viola- tion inacceptable des droits [des] citoyens en matière de vie privée 7 » et a pro- mis une enquête de l’Union européenne (UE). Le 21 mars, des procureurs bré- siliens ont ouvert une enquête sur Cambridge Analytica 8, suivis le lendemain par le ministre de la Justice israélien dénonçant des violations potentielles des informations personnelles des citoyens israéliens par Facebook 9. Le 27 mars, Christopher Wylie a été auditionné en tant que témoin par la commission du numérique, des médias et des sports du Parlement britannique et le 10 avril 2018, le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a témoigné devant le Congrès des États-Unis. Enfin, le 2 mai 2018, quarante-six jours après le début du scan- dale, sous la pression croissante de différents acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, Cambridge Analytica, ainsi que sa maison mère SCL, ont annoncé leur fermeture. Aussi choquante soit-elle, l’affaire Cambridge Analytica n’est qu’un exemple – d’ailleurs relativement mineur – des pratiques en matière de collecte Cultures & Conflits n°109 - printemps 2018 40 5 . Cadwalladr C. et E. Graham-Harrison, « Revealed: 50 million Facebook Profiles Harvested for Cambridge Analytica in Major Mata Breach », op. cit. 6 . On peut noter que la collecte massive des données par Cambridge Analytica, ainsi que leur utilisation dans les campagnes électorales dans différents pays (y compris dans le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni et les élections présidentielles américaines) avaient déjà fait l’objet de quelques enquêtes journalistiques (voir, par exemple, Grassegger H. et M. Krogerus M., « The Data That Turned the World Upside Down », Motherboard, 28 janvier 2017, en ligne sur https://motherboard.vice.com/en_us/article/mg9vvn/how-our-likes-helped- trump-win, consulté le 13/05/2018). Toutefois, elles n’avaient pas suscité un grand écho dans le public. Il est probable que ce manque de retentissement s’explique par le fait que les enquêtes précédentes, à la différence de celles de l’Observer et du New York Times, n’évo- quaient que des moyens de collecte des données qui n’étaient pas perçus comme illégitimes – tels que la consultation des sources publiques (par exemple, des cadastres) ou l’utilisation des données issues des courtiers en données (tels que Acxiom or Experian). 7 . Tajani A. Message posté sur Tweeter le 19 mars 2018, en ligne sur https://twitter.com/EP_President/status/975683240777453569, consulté le 19/03/2018. 8 . Brito R., « Brazil Prosecutors Open Investigation into Cambridge Analytica », Reuters, 21 mars 2018. 9 . Wootliff R., « Israel to Probe Facebook over Cambridge Analytica Data Breach », The Times of Israel, 22 mars 2018. Le scandale Cambridge Analytica contextualisé… - I. MANOKHA 41 de données et de violations de confidentialité, effectuées de manière systéma- tique et quotidienne par différents acteurs, et notamment les plateformes numériques. À cet égard, lorsque l’on accède aux deux articles de l’Observer et du New York Times qui l’ont dévoilée, ce sont respectivement soixante- quinze et soixante-et-un sites tiers qui reçoivent des informations issues du navigateur de l’utilisateur 10. Il est par conséquent nécessaire d’examiner les conditions qui rendent possibles de tels vols de données et d’analyser plus glo- balement la collecte de données et leur monétisation en tant qu’activité géné- ratrice de revenus, qui s’est normalisée et fait désormais partie intégrante de notre système socio-économique. Quelques études récentes ont abordé cette question en y associant l’ex- pression de « capitalisme de surveillance », employée pour la première fois par Foster et McChesney 11 et développée plus tard par d’autres auteurs, et notamment Shoshana Zuboff 12. Cependant, la portée de ces travaux reste limitée. En effet, de l’aveu même de cette dernière, l’étude du « capitalisme de surveillance », qu’elle définit comme un « nouveau capitalisme », n’a pas encore été délimitée ou théorisée 13. D’autre part, les analyses existantes se caractérisent par un certain nombre de faiblesses. Tout d’abord, les évolutions identifiées – l’accroissement de la quantité des données collectées par les acteurs du secteur privé au sujet des clients, utilisateurs, marchés, etc. – pour étayer l’affirmation selon laquelle nous vivons désormais dans l’ère du « capi- talisme de surveillance », sont loin d’être récentes et sont uniquement d’ordre quantitatif. Ainsi, Shoshana Zuboff soutient par exemple que le « capitalisme de surveillance » a émergé « au cours de la dernière décennie 14 ». Or les son- dages auprès des consommateurs, les études de marché, les cartes de fidélité et la publicité existent depuis longtemps et ont toujours eu pour visée d’influen- cer le comportement et les choix du consommateur. Comme l’observaient déjà Baran et Sweezy 15 en 1966, les politiques fordistes de salaires élevés visaient à inciter les travailleurs à dépenser leur argent dans l’achat de mar- chandises (souvent superflues) grâce à la publicité, qui a joué un rôle central dans le développement de la « culture de consommation » au cours des années 1950, et au marketing, qui est rapidement devenu un système complexe de sur- veillance et de ciblage des consommateurs. Des critiques similaires peuvent 41 10. L’analyse des deux pages web a été effectuée par l’auteur le 22 avril 2018 à l’aide de l’exten- sion ‘Lightbeam’ du navigateur Mozilla Firefox. 11. Foster J. et R. McChesney, « Surveillance Capitalism Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age », Monthly Review, vol. 66, n° 3, 2014 (ver- sion électronique), en ligne sur https://monthlyreview.org/2014/07/01/surveillance- capitalism/, consulté le 21/04/2018. 12. Zuboff, S., « Big Other: Surveillance Capitalism uploads/Finance/conflits-19779.pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jan 11, 2022
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.3524MB