227 LA FACE CACHÉE DE LA FINANCE LE CAS PARTICULIER DE LA FRAUDE FISCALE ENJEUX

227 LA FACE CACHÉE DE LA FINANCE LE CAS PARTICULIER DE LA FRAUDE FISCALE ENJEUX ÉTHIQUES DES PRIX DE TRANSFERT PAUL H. DEMBINSKI* * Professeur à l’université de Fribourg, directeur de l’Observatoire de la finance de Genève. des deux entités est localisée dans un autre pays et, par conséquent, relève d’une autre juridiction. La pensée économique contempo- raine s’articule autour de l’idée du marché dont la mécanique (l’alchimie devrait-on dire) permet l’apparition au grand jour du « vrai et juste » prix : celui qui résulte de la confrontation d’offrants et de demandeurs autono- mes, et qui sert de base aux transac- tions. La transaction est donc l’acte central dans tout l’édifice de l’écono- mie de marché comme dans sa justi- fication morale. En disant le prix, le marché révèle la « vérité » et fait œuvre de « justice » ; ce qui, dans le discours d’autojustification de l’économie de marché, prend parfois des allures métaphysiques. En effet, grâce au prix du marché, l’effort du producteur se trouve rémunéré à sa juste mesure (comme béni et absous à la fois) par des tiers et, ce faisant, se transforme en I l y a transfert et non transaction, quand un bien, un service ou un droit est déplacé entre deux entités juridiques appartenant à un même groupe ou propriétaire. Contrairement à la transaction, le transfert ne résulte pas d’une confrontation de deux acteurs économiques indépendants (même si chacune des deux entités est une division ou filiale largement auto- nome), les deux pôles de la relation appartenant à la même organisation et étant donc tributaires d’une logique unique qui les englobe et les dépasse à la fois. Ainsi, la notion du transfert est ambiguë, parce qu’elle comporte un hiatus entre, d’un côté, l’aspect juridi- que qui met face à face deux personnes morales et, de l’autre, l’aspect écono- mique en vertu duquel les deux entités relèvent d’une logique unique. La situation devient encore plus compli- quée quand il s’agit d’un transfert international, c’est-à-dire que chacune RAPPORT MORAL SUR L’ARGENT DANS LE MONDE 2005 228 « valeur ajoutée », base et fondement de toute rémunération. Ainsi, le bon fonctionnement du marché, par le biais de « la vérité des prix », garantit non seulement l’efficacité technique de l’économie de marché, mais encore sa suprématie morale. Par conséquent, l’idée même qu’il pourrait exister d’autres modes d’élaboration du prix que la transaction (le transfert, par exemple) issue du marché mythique porte le doute au cœur de l’édifice technique, mais aussi moral, de l’éco- nomie de marché. La présente contribution se propose d’esquisser les interrogations éthiques et morales qu’inspire la pratique contemporaine des prix de transfert. Dans un premier temps, la notion du prix de transfert sera clarifiée pour procéder ensuite, dans la deuxième partie, à l’évaluation de l’importance des pratiques de prix de transfert. Quant à la troisième partie, elle est consacrée aux implications éthiques et idéolo- giques du phénomène. LA NOTION DE PRIX DE TRANSFERT ET SES AMBIVALENCES Pour qu’il y ait prix de transfert, il faut que des biens, des services, des droits ou des risques soient transférés entre au moins deux entités juridiques indépendantes, mais relevant d’une même logique économique. En d’autres termes, il s’agit de transferts entre filiales d’un même groupe, le plus souvent international. Les travaux de Coase et de Williamson ont contribué à mettre en lumière la raison d’être de l’entre- prise, en tant que lieu abritant la trans- formation de biens et de services qui, de ce fait, se trouvent momentané- ment soustraits à l’emprise directe du marché. C’est seulement au terme de cette transformation, à la sortie de l’entreprise, que les biens et services produits apparaissent sur le marché. Ainsi, selon Coase et Williamson, dans les cas où le recours au marché s’avère trop intense en « coûts de transaction », l’entreprise (lieu de gestion hiérarchi- que par excellence) s’impose comme une alternative plus efficiente pour organiser la vie économique. À l’instar de l’économie communiste, où les transferts des biens et services entre les divers sites ne faisaient que refléter la volonté du planificateur, de même au sein des entreprises contemporaines, la gestion des flux et des transferts inter- nes ne relève point directement de la logique du marché, mais en est un reflet indirect, intermédié par les choix et paris stratégiques et opérationnels de l’entreprise. Si l’on en croit l’école des « coûts de transaction », le fait que certaines opérations se déroulent à l’in- térieur des entreprises, et non sur le marché, suffit à démontrer que cette manière de faire est la plus efficace. Dans chacun de ces cas, le marché aurait, certes, fait les choses autrement, mais de manière globalement moins efficace que l’entreprise. Ainsi, marché (tran- saction) et entreprise (transfert interne), en tant que modes alternatifs d’organi- sation des processus économiques, sont en compétition pour trouver le mode d’organisation le plus efficace. La vita- lité du débat actuel sur la sous-traitance (out-sourcing) et sur les nouveaux business models atteste de la vitalité de 229 LA FACE CACHÉE DE LA FINANCE LE CAS PARTICULIER DE LA FRAUDE FISCALE la concurrence entre des modes orga- nisationnels différents. Ceci étant, le marché implique la transaction entre parties indépendantes, alors que le transfert interne caractérise la vie interne de l’entreprise. Compte tenu de ce qui précède, la notion même du prix de transfert prend les traits d’un oxymoron, d’une contradiction dans les termes. En effet, elle relie la notion de prix indissociable du marché et de la transaction à celle de transfert interne de l’entreprise. Cette notion repose sur un hiatus entre, d’un côté, la dimension formelle du trans- fert qui a lieu entre deux entités juri- diques indépendantes, et, de l’autre, sa dimension substantielle qui retient l’unité organique des deux entités. À partir du moment où les filiales étrangères (personnes morales) sont obligées par les législations locales à la tenue des livres comptables comme s’il s’agissait d’entreprises indépendantes, tout transfert international doit être documenté à l’aide des mêmes éléments que ceux qui servent à circonstancier toutes les autres transactions. Ainsi, afin de pouvoir procéder à la taxation des filiales sises sur leur sol, les autori- tés de chacun des deux pays impliqués dans le transfert exigent que tout transfert soit, du point de vue formel, travesti en transaction. Il faut donc en justifier l’existence et lui donner un prix qui convienne à la fois au groupe d’entreprises et aux autorités fiscales impliquées. La pratique des prix de transfert met un certain nombre de parties en pré- sence. Ni leurs intérêts ne convergent, ni leurs modes d’action ne se ressem- blent : - les actionnaires et le top management du groupe d’entreprises organisent la vie interne du groupe de manière à en maximiser les résultats après impôts. En d’autres termes, ils veillent à mini- miser le poids des impôts tout en maintenant la vitalité économique de l’entreprise ; - les responsables des filiales et les collaborateurs dont les rémunérations, notamment dans leur composante « intéressement », dépendent des résul- tats comptables des entités (filiales) dont ils ont la responsabilité ; - les autorités de taxation du siège du groupe sont intéressées (sauf arrange- ment forfaitaire) à la maximisation des résultats consolidés sur lesquels ils lèvent l’impôt ; - les autorités de taxation des pays des filiales veulent préserver la « substance fiscale » du pays et donc éviter autant que possible des ponctions du groupe (maison-mère ou autres filiales) sur la substance économique de la filiale locale. Les entreprises transnationales, qui agissent sous une multitude de régimes juridiques et fiscaux, disposent d’une grande latitude dans l’organisation spa- tiale de leurs activités. Elles peuvent exploiter à leur avantage les différences de fiscalité, notamment en choisissant les localisations de leurs diverses filia- les. De plus, elles peuvent influencer les résultats des différentes filiales au travers des tâches qu’elles leur confient et donc des transferts qu’elles leur im- posent. Le cas le plus simple et le plus classique est celui où une entreprise est composée de deux entités : une filiale localisée dans un pays à fiscalité élevée, alors que la maison-mère est domici- liée dans un pays à faible fiscalité. Au nom de la maximisation de la valeur RAPPORT MORAL SUR L’ARGENT DANS LE MONDE 2005 230 pour l’actionnaire (shareholder value) et de l’optimisation fiscale des résultats du groupe, le top management de l’entreprise va organiser la vie de l’en- treprise de manière à ce que la filiale : fournisse à la maison-mère les éven- tuels biens qu’elle produit à des prix de transfert aussi bas que possible ; qu’en plus, elle achète à la maison-mère un ensemble de services et autres compé- tences que cette dernière facturera à des prix de transfert aussi élevés que possible. Grâce à l’organisation adé- quate de l’entreprise et à une politique des prix de transfert bien étudiée, la filiale fera peu ou pas de bénéfices, alors que la maison-mère sera forte- ment bénéficiaire. Compte tenu des différences de fiscalité, les résultats consolidés après impôts du groupe se- ront ainsi supérieurs à uploads/Finance/enjeux-eacute-thiques-des-prix-de-transfert.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Apv 01, 2021
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.0720MB