RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 30(1), pp. 61-83. DE L’USAGE DES PERSPECTIVES IN

RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 30(1), pp. 61-83. DE L’USAGE DES PERSPECTIVES INTERACTIONNISTES EN RECHERCHE ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html © 2011 Association pour la recherche qualitative 61 L’entretien biographique et la saisie des interactions avec autrui Didier Demazière, Ph.D. Centre national de recherche scientifique (CNRS) Résumé De manière paradoxale, la diffusion des postures de recherche puisant à l’interactionnisme symbolique en France s’est appuyée sur l’enquête par entretiens approfondis plus que sur la démarche ethnographique. Si cette pente biographique place au cœur de l’investigation les expériences vécues, elle tend à sous-estimer les interactions travaillant les parcours biographiques. Nous proposons ici une méthode pour introduire plus fermement les interactions dans la biographie, et prendre en compte les processus d’ajustement des définitions de situation du locuteur avec celles d’autrui significatifs. Pour cela nous nous appuyons sur une enquête réalisée auprès de chômeurs et organisée en deux séquences : un entretien biographique classique puis un entretien focalisé sur des scènes d’interactions évoquées lors de la première entrevue. Nous procédons en comparant plusieurs cas afin d’identifier les écarts entre les interprétations que les mêmes enquêtés produisent de leur parcours selon qu’on utilise l’une ou l’autre des méthodes de collecte. Mots clés ENTRETIEN BIOGRAPHIQUE, EXPÉRIENCES VÉCUES, AUTRUI SIGNIFICATIFS, INTERACTIONS, CHÔMAGE Introduction Au cours des dernières décennies, l’intérêt des sociologues français pour les perspectives interactionnistes développées aux États-Unis et pour les courants de recherche issus de la « tradition sociologique de Chicago » (Chapoulie, 2001) s’est développé de manière constante. Cela s’est traduit par une intense activité éditoriale, passant par la traduction d’ouvrages de certains au moins des représentants emblématiques de ces approches (Becker, Goffman, Strauss en particulier), et par la publication d’introductions fournissant au lecteur français un panorama plus large (Corcuff, 1995; Coulon, 1992; De Queiroz & Ziolkowski, 1994; Grafmeyer & Joseph, 1990; Guth, 2008; Le Breton, 2004). Ce mouvement a accompagné une inflexion plus ample de la sociologie française, marquée par une importance grandissante accordée à l’enquête, une 62 RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 30(1) prise de distance avec les approches hypothético-déductives, un intérêt pour la démarche de théorisation enracinée (Glaser & Strauss, 1967). Dans ce qui a été appelé parfois un « tournant descriptif » (Quéré, 1992), le référentiel interactionniste – ou tel ou tel de ses concepts ou dimensions – a été mobilisé par un nombre croissant de sociologues de terrain qui y ont puisé des instruments analytiques pour la réalisation de leurs recherches empiriques, au point que ce référentiel peut être tenu pour la matrice de la plupart des réflexions sur le travail de terrain (Cefaï, 2003). Évidemment, les questions de recherche ont été déplacées, et les interrogations sur les expériences vécues des acteurs, sur leurs façons d’occuper des statuts, sur leurs points de vue réflexifs, etc., ont acquis un rang éminent dans les agendas de recherche. Ce mouvement s’est accompagné d’un intérêt croissant pour les approches biographiques, attentives aux points de vue des acteurs et à leurs propres manières de définir les situations qu’ils rencontrent, de produire le sens des épisodes de leur vie, d’interpréter les activités dans lesquelles ils sont engagés. L’entretien à orientation biographique, qu’il soit défini comme non directif (Michelat, 1975), compréhensif (Kaufmann, 1996), ethnographique (Beaud, 1996), approfondi (Demazière & Dubar, 2004), est ainsi devenu la méthode privilégiée de nombre de sociologues français (Demazière, 2007a). L’intérêt croissant pour les perspectives interactionnistes et le recours grandissant aux méthodes d’entretien biographique sont intimement liés : non seulement ces deux inflexions se déroulent dans la même conjoncture, mais nombre de chercheurs puisent simultanément à ces deux sensibilités, théorique et méthodologique. Si la force de cette association tend à lui conférer un caractère d’évidence, il nous semble que cette connexion mérite d’être interrogée. Nous le ferons ici en centrant le questionnement sur les apports et limites de l’entretien biographique à la perspective interactionniste. Notre hypothèse est que les usages les plus répandus de cette méthode en France dessinent une pente biographique problématique à certains égards : tout en plaçant au cœur de l’investigation les expériences vécues et les points de vue des acteurs, ils sous-estiment les interactions travaillant les parcours biographiques. Nous commencerons par préciser les coordonnées de cette pente en montrant qu’elle tend à privilégier un point de vue subjectif et personnel par rapport à un point de vue intersubjectif et relationnel, et ce faisant à accentuer la mise en cohérence du récit biographique et à en agencer les composantes autour d’un sens (direction et signification) resserré et focalisé (Demazière, 2007b). Puis, nous mobiliserons une enquête destinée à introduire plus DEMAZIÈRE / L’entretien biographique et la saisie des interactions avec autrui 63 fermement les interactions dans le récit biographique et à prendre en compte les processus d’ajustement, réussi ou non, des définitions de situation du locuteur avec celles d’autrui significatifs. Après en avoir présenté quelques résultats autour de trois cas, nous reviendrons finalement sur cette forme de contextualisation des biographies. Remonter la pente biographique : à la recherche des interactions Indéniablement la méthode biographique est associée à la tradition sociologique qui se développe à Chicago au tournant des années 1920-30 (Conwell & Sutherland, 1937; Shaw, 1930, 1936; Thomas & Znaniecki, 1998). Elle constitue en effet un instrument analytique permettant d’accorder une grande importance aux interprétations que les acteurs donnent de leur action, des situations vécues, des événements de leur vie. Dans ce cadre général, cette perspective emprunte des orientations différenciées, et son succès en France à travers la méthode de l’entretien biographique se différencie nettement de la Life History caractéristique de la posture développée dans le sillon de la sociologie de Chicago. En effet, la méthode de la Life History s’inscrit assez clairement dans le cadre d’une approche ethnographique, puisque l’étude du parcours individuel s’appuie sur la réalisation d’entretiens personnels, mais aussi sur une série d’autres sources complémentaires et extérieures au sujet, comme des données statistiques, des articles de presse, des témoignages d’autres individus, des observations directes, etc. La recherche fondée sur des entretiens n’est pas négligée, et cette méthode fait d’ailleurs l’objet de réflexions éclairantes (Becker & Geer, 1969; Hughes & Benney, 1996). Mais il s’agit de contribuer à des études de communautés qui participent de la production d’une « mosaïque scientifique » (Becker, 1986). Les usages de la démarche biographique sont diversifiés (Peneff, 1994), mais la diffusion de la méthode de l’entretien biographique s’est faite pour l’essentiel dans une autre direction, consistant moins à renseigner le fonctionnement d’un monde social (Bertaux, 1980, 1997) qu’à saisir les engagements dans une activité sociale, consistant à privilégier les univers de sens par rapport aux univers de vie (Schwartz, 1999). Il s’agit alors de comprendre l’expérience de ceux qui partagent une condition donnée et de débusquer les significations qu’ils y investissent. Une orientation qui met souvent en évidence combien le fait d’occuper une même position sociale n’exclut nullement l’hétérogénéité des interprétations et significations qui y sont associées (Mayer, 1995). Se profile alors une focale biographique qui resserre l’enquête sur la mise en intrigue du parcours dans le récit du sujet. Or il importe tout autant d’adopter un angle de vue plus large, capable de capter – à travers le récit – des interactions dans lesquelles le sujet a été engagé. 64 RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 30(1) Autrement dit, une perspective dialogique peut compléter la perspective narrative dominante. Perspectives narrative ou dialogique L’entretien biographique suppose, a minima, que les personnes interviewées racontent quelque chose à propos de leur vie, de certaines de ses dimensions (vie professionnelle, familiale…) ou de certains moments (enfance, retraite…), dans le cadre d’un échange ouvert, approfondi, compréhensif, éloigné de la succession des questions prédéterminées caractéristiques du questionnaire. Raconter son parcours à un chercheur en sciences sociales, c’est dire le monde dans lequel on vit et on a vécu, c’est exposer le monde auquel on croit qui est aussi « son monde » (Berger & Luckmann, 1986), c’est argumenter une suite de « définitions de situation » (Thomas, 1923). La production du récit fonctionne par sélection d’événements et d’épisodes, parce que le temps est compté et que tout ne peut pas être dit ou que la consigne de départ invite à et autorise cette sélection (« ce qui est important pour vous »). Mais aussi, et surtout, parce que raconter c’est agencer, accommoder, organiser des bribes de sa vie pour donner à celle-ci une forme, pour la mettre en ordre, pour lui attribuer un sens. L’interviewé est ainsi considéré, explicitement ou non, et plus encore construit par le dispositif d’enquête, comme un narrateur, engagé dans la production du sens de son parcours, dans la mise en cohérence des composantes de celui-ci. S’affirme ainsi une perspective narrative attentive à saisir le dialogue intérieur, la négociation avec soi-même, la « transaction subjective » (Dubar, 1994), et qui doit être différenciée d’une perspective dialogique attentive à saisir, au cours de l’entretien, les échanges avec autrui, les interactions avec les autres, la « transaction relationnelle ». Certes les interactions sociales sont des ingrédients de tout récit biographique, et nombre de personnages dotés du statut de véritables « actants » y sont convoqués (Demazière & Dubar, 2004). Mais uploads/Finance/l-x27-entretien-biographique-et-la-saisie-des-interactions-avec-autrui-demazie-re-2011 1 .pdf

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  • Publié le Oct 26, 2021
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