Franck Cochoy Le marketing, ou la ruse de l'économie In: Politix. Vol. 14, N°53

Franck Cochoy Le marketing, ou la ruse de l'économie In: Politix. Vol. 14, N°53. Premier trimestre 2001. pp. 175-201. Citer ce document / Cite this document : Cochoy Franck. Le marketing, ou la ruse de l'économie. In: Politix. Vol. 14, N°53. Premier trimestre 2001. pp. 175-201. doi : 10.3406/polix.2001.1143 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2001_num_14_53_1143 Abstract Marketing, or the hidden motive of the economy Franck Cochoy The paper discusses the possible contribution of marketers and marketing to the functioning of the market economy. Through the gathering of the managers' various forms of know-how and the reformulation of them as a science of real markets, the deviant economists who pioneered the marketing field at the beginning of the century succeeded in building bridges between the science of markets and their practice. In the interwar period, the application of industrial taylorism to the management of markets and the junction between marketing and the New Deal helped marketing to get a hold on the economy and to clandestinely animate the game of a weakened market. Paradoxically enough, the later transformations of marketing as a positive science, as pure academism or even as a social science often hostile towards managerial interests have only but extended the categories and the tools of the discipline to other compartments of society and economy. This evolution leads us to wonder if today marketing has not become the hidden motive of our modem economy. Résumé Le marketing, ou la ruse de l'économie Franck Cochoy L'article s'interroge sur la contribution des marketers et du marketing au fonctionnement de l'économie de marché. Il montre comment, au début du siècle, les économistes déviants qui ont fondé la discipline sont parvenus à jeter des ponts entre science et maîtrise des marchés, d'abord en détachant progressivement les savoir-faire pratiques des managers, puis en retraduisant ces savoirs sous la forme d'une science de gestion orientée vers la compréhension et la maîtrise des marchés concrets. Dans l'entre deux guerres, l'application du taylorisme industriel à la gestion des marchés et l'arrimage de la science commerciale au volontarisme industriel du New Deal ont permis au marketing d'« avoir prise » sur le cours des choses économiques, et de reprendre en « sous-main invisible » le jeu d'un marché défaillant. Les mutations ultérieures du marketing sous la forme d'une science positive, d'un académisme pur, voire d'une science sociale souvent hostile au monde de la gestion n'ont paradoxalement fait qu'étendre les catégories et les outils de la discipline à d'autres compartiments de la société et de l'économie, au point que l'on peut aujourd'hui se demander si le marketing n'est pas devenu, avec le temps, la ruse de l'économie. Le marketing, ou la ruse de Y économie Franck COCHOY «Grâce à toute une série de circonstances [...] on a trouvé le moyen de détacher [les] expériences de chacune des entreprises dans lesquelles elles ont été acquises, de les réunir, de les conserver et de les transmettre comme un patrimoine objectivé. C'est cette formidable masse d'expériences qui permet, lorsqu'elle est utilisée, de pousser le rationalisme économique au plus haut degré de perfection1. » Comment fonctionne l'économie de marché ? D'un côté les économistes orthodoxes soutiennent depuis longtemps que l'équilibre des marchés repose sur le jeu libre de l'offre et de la demande ; d'un autre côté les économistes hétérodoxes, mais aussi les historiens, les sociologues et les anthropologues du marché se sont efforcés, chacun à leur manière, de montrer combien l'offre et la demande sont socialement construites, combien la pratique gestionnaire détermine les contours des marchés. Paradoxalement, si nous renouvelons ici ce constat, c'est moins pour radicaliser l'opposition classique des deux camps que pour souligner la base commune de leur opposition : d'une part, les discussions des uns et des autres partent toujours de l'offre et /ou de la demande, de leur caractère plus ou moins « naturel » ou contingent ; d'autre part, leurs propos distinguent toujours la science (économique) et la pratique (gestionnaire), afin d'examiner l'adéquation problématique de l'une à l'autre. 1. Sombart (W.), Le bourgeois. Contribution à l'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne, Paris, Payot, p. 329. Politix. Volume 14 - n° 53/2001, pages 175 à 201 176 Politix n° 53 Mettre en cause les fondements de cette discussion sans fin nous semble le moyen d'en sortir. Pour comprendre l'économie de marché, il suffit en effet de regarder ailleurs, de poser d'autres questions : le fonctionnement de l'économie de marché ne repose-t-il pas sur d'autres instances que l'offre et la demande ? Le fonctionnement des marchés ne dépend-il pas d'autres procédures que celles de la science économique et /ou de la pratique gestionnaire ? En posant ces questions, on découvre qu'il existe, entre l'offre et la demande, tout une série d'acteurs - courtiers, marchands, représentants, consultants, experts, professeurs - qui contribuent à façonner l'une et l'autre. On s'aperçoit qu'il existe, entre la science économique et la pratique gestionnaire, l'ensemble méconnu des sciences de gestion, ces « sciences de la pratique » ou ces « pratiques instrumentées par la science » qui concourent pourtant à mettre en œuvre l'une et l'autre. Parmi les sciences de gestion, parmi les tiers qui animent le marché, les marketers méritent sans doute un examen particulier. Nous voudrions montrer combien les médiateurs marchands se sont employés, tout au long de l'histoire du capitalisme moderne, à occuper la position centrale : entre producteurs et consommateurs, à mi-chemin de la science économique et de la pratique managériale, les spécialistes du marketing sont peu à peu parvenus à réinventer les acteurs et les processus fondamentaux de l'échange économique, à discipliner (maîtriser /codifier) l'économie de marché, à la « performer ». De même que, pour Austin, un énoncé performatif est un énoncé qui dit et fait ce qu'il dit simultanément (par exemple : « Je déclare la séance ouverte2 »), Michel Callon et Bruno Latour ont montré qu'une science performative est une science qui décrit et qui construit son objet en même temps3. Ici, nous reprendrons cette proposition, en montrant plus précisément que la progressive performation de l'économie par le marketing a revêtu quatre aspects successifs : d'abord, les pionniers du marketing se sont donné pour objectif de se former à l'étude empirique du marché et de former des spécialistes correspondants. Les marketers sont parvenus à ce premier objectif en formatant le savoir de la pratique via la constitution de cadres conceptuels et humains adéquats. A partir de là, les adeptes de la discipline du marché ont joué le jeu des gestionnaires et des affaires, des économistes et de l'économie pour finalement redéfinir les contours du marché et de l'économie dans leur ensemble4. 2. Austin (J. L.), How to Do Things With Words, London, Oxford University Press, 1962. 3. Callon (M.), Latour (B.), « "Tu ne calculeras pas" ou comment symétriser le don et le capital », Revue du MAUSS, 9, 1997. 4. Le présent article est une version française, remaniée et mise à jour, d'un texte initialement publié en anglais : Cochoy (F.), « Another Discipline for the Market Economy: Marketing as a Performative Knowledge and Know-how for Capitalism », in Callon (M.), ed., The Laws of the Markets, Oxford, Blackwell, 1998. Je remercie Michel Callon pour m' avoir donné l'occasion d'écrire ce texte et de le présenter lors de l'atelier consacré à la discussion du livre The laws of the markets à la London School of Economics. Je remercie aussi Luc Boltanski, David Courpasson, Eric Godelier et Le marketing, ou la ruse de l'économie 177 La formation des pairs : le double apprentissage du marketing Bien sûr la discipline du marketing (le contrôle des marchés) a commencé bien avant la discipline du marketing (la science des marchés). De ce point de vue, la mise en lumière du marketing comme élément de structuration des marchés n'a rien d'innovant. Les historiens américains ont depuis longtemps montré que les savoir-faire des gestionnaires en matière commerciale ont participé de façon décisive à l'affirmation du capitalisme contemporain : depuis le milieu du XIXe siècle, l'internalisation progressive du marché dans les grandes entreprises5, la pratique récurrente de la segmentation des clientèles6, voire la construction sociale de la demande7 ont sanctionné la prise de pouvoir de la main visible des managers au détriment de la main invisible du marché. Tant que le marketing se confond avec l'offre, tant que la technique commerciale est un simple prolongement de l'action de l'entreprise et des entrepreneurs, sa mise à jour ne fait que renforcer l'idée d'une construction sociale des marchés, d'une fabrication de l'économie théorique par les acteurs économiques classiques : le producteur et le consommateur. Pourtant, l'histoire du marketing est aussi celle de la progressive dissociation de la connaissance et de la pratique marchandes. Or, nous voudrions montrer que la constitution du marketing comme corps de savoir distinct, situé à mi-chemin entre l'offre et la demande, entre les enjeux de la pratique et les procédures de la science8, change tout : l'émergence du marketing comme discipline (règle /référence) de l'économie de marché permet la circulation des savoirs, la formation de connaissances et d'hommes nouveaux, donc la mise en œuvre uploads/Finance/le-marketing-ou-la-ruse-de-l-x27-economie.pdf

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  • Publié le Aoû 05, 2022
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