Le peuple dans la société française à l'époque romantique Mme Adeline Daumard A

Le peuple dans la société française à l'époque romantique Mme Adeline Daumard ADELINE DAUMARD Le peuple dans la société française à l'époque romantique. Au XIXe siècle, les valeurs bourgeoises triomphent dans la société française. Une égalité juridique entre les hommes, qui n'exclut ni les inégalités de position, ni la reconnaissance d'une hiérarchie sociale, un individualisme qui concilie le respect des familles et le maintien de l'héritage avec l'admiration pour les réussites individuelles, enfin un besoin de puissance qui s'exprime par la recherche des responsabilités privées ou publiques constituent les fondements de la société nouvelle qui, progressivement, s'est imposée à tous les milieux sociaux ayant quelque influence dans le pays, en dépassant largement les contours vagues mais étendus de ceux qui peuvent être rattachés aux classes bourgeoises. A la même époque, le romantisme se présente comme foncièrement hostile à l'esprit bourgeois. Certes, il n'est pas évident que les représentants de la grande ou de la moyenne bourgeoisie avaient tous, en art et en littérature, les goûts exclusivement classiques qui leur étaient fréquemment prêtés1. Mais il est certain que les chefs de file de l'école romantique contestaient les fondements de la civilisation bourgeoise: les uns, sous la Restauration, se réclamant d'un passé plus ou moins mythique, imaginaient une société aristocratique et corporative, les autres, surtout à partir de 1830, croyaient en un avenir quelque peu utopique, laissant libre cours aux forces révolutionnaires. Quel sens donner à ce divorce entre les aspirations des romantiques et les institutions bourgeoises? Bien des facteurs sont en cause, mais un rapprochement s'impose avec certaines orientations de la vie politique, celles des ultra-royalistes qui croyaient pouvoir s'allier au peuple contre la bourgeoisie, celle des républicains et des socialistes qui comptaient sur les masses pour les aider à créer une société plus juste. Si oposés fussent-ils, les uns comme les autres faisaient confiance au peuple considéré comme plus pur, plus généreux, plus proche du véritable tempérament national. A la même époque, le romantisme exprimait-il les tendances profondes de l'âme française déformées par la culture des classes dominantes ? Question fondamentale qui dépasse notre propos. Nous n'apporterons ici que quelques remarques sur les caractères des milieux populaires urbains entre 1815 et 1848, afin d'examiner la place du peuple et l'originalité de son apport dans la société française. 1 Les bibliothèques privées, d'après un échantillon systématiquement étudié, ne font qu'une faible place aux grands noms de la littérature contemporaine, mais les œuvres des écrivains traditionalistes ne sont guère plus nombreuses que celles des romantiques. Cf. Adeline Daumard, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, 1963, p. 353-354. Hommes et femmes du peuple se répartissaient au XIXe siècle entre des groupes très hétérogènes. Des types nombreux se dégagent, les uns rattachés aux formes traditionnelles de la vie économique et sociale, les autres en rapport avec les débuts du capitalisme industriel. Sous la Restauration, le monde du travail manuel restait encore très archaïque. Les représentants des vieux métiers, ouvriers et serviteurs de boutique, journaliers et commissionnaires de toutes sortes, petits revendeurs de la rue, formaient la masse de la population urbaine. Compagnons et artisans constituaient une élite professionnelle, mais bien des nuances séparaient les uns des autres. Un grand nombre d'ouvriers étaient de simples salariés, exécutant une tâche pour un patron dans son atelier ou sur son chantier et sous son contrôle direct. Les façonniers possédaient leur outillage et subissaient moins directement la dépendance de l'employeur. Les uns, tailleurs, cordonniers, couturières, etc., exécutaient en chambre les commandes d'une clientèle particulière. Beaucoup œuvraient pour le compte d'un négociant-fabricant qui fournissait la matière première et imposait les types de fabrication. Parfois, ils travaillaient seuls ou avec l'aide de leur femme et de leurs enfants, mais d'autres, tels les canuts lyonnais, étaient de véritables chefs d'atelier employant compagnons et manœuvres (cette tâche de manœuvre étant le plus souvent, chez les canuts, réservée aux femmes). Malgré la dépendance qui liait les chefs d'atelier aux négociants, la transition, sur le plan social, était insensible avec l'artisan installé à son compte à la tête d'un atelier qui, dans beaucoup de métiers, faisait également office de boutique, artisan qui était un petit patron, n'avait de compte à rendre à personne et se considérait comme son propre maître. Dans les bourgs et les petites villes, la condition des compagnons restait encore proche de celle du maître. Maîtres et compagnons avaient fait leur apprentissage dans l'atelier ou sur le chantier et étaient hautement qualifiés. Les compagnons partageaient la vie et souvent les repas du maître ; fréquemment, ils possédaient un lopin de terre, un jardin, une masure, ce qui leur assurait une certaine indépendance. Dans les grandes villes, la qualification était aussi élevée. Parfois, subsistaient des traces d'un genre de vie analogues : à Bordeaux, de simples compagnons étaient propriétaires de leur « échoppe », nom local donné aux petites maisons des quartiers populaires ; à Lyon, les différences étaient faibles entre le canut chef d'atelier et ses compagnons, la répartition des tâches tenait avant tout à l'âge2. Mais la séparation entre le maître-artisan et ses compagnons s'accentua vite, au XIXe siècle, dans les grandes villes. Vers 1830, le menuisier Duplay chez qui Robespierre avait logé, était toujours maître-menuisier, mais le détail de sa succession montre que son genre de vie, comme le niveau de sa fortune, le situaient dans la moyenne bourgeoisie3 : c'est un exemple entre bien d'autres. La vie des compagnons était particulièrement dure dans les grandes villes car, ayant leur salaire pour tout revenu, ceux-ci devaient tout acheter et très cher : le taux des loyers, le prix de la nourriture étaient élevés. La rémunération horaire était plus forte dans les villes importantes et notamment à Paris, que dans les petites agglomérations, mais ceci était loin de compenser cela. Compagnons et artisans souffraient aussi du chômage : chômage irrégulier mais fréquent, en rapport avec les crises économiques ; chômage chronique lié à la morte-saison qui sévissait dans toutes les branches professionnelles4. Enfin le travailleur à domicile était 22 Maurice Garden, a Ouvriers et artisans du XVIIIe siècle. L'exemple lyonnais et les problèmes de classification », Revue d'histoire économique et sociale, 1970, n° 1, p. 28-54. 33 D'après l'enregistrement de la déclaration faite après son décès à l'administration de l'Enregistrement. 44 Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre dé Commerce en 1847 et 1848, Paris, 1851. presque toujours exploité par son employeur : la révolte des canuts lyonnais, en 1831, est le symbole d'un malaise général. A côté des gens de métier, les entreprises traditionnelles, artisanales ou commerciales, occupaient une masse de journaliers, de manœuvres et d'hommes de peine dont les salaires étaient plus bas et qui avaient plus de difficulté pour trouver et conserver un emploi, car la concurrence était grande. Les tâches étaient multiples et tous les âges se mêlaient : adolescents qui aidaient un ouvrier confirmé tout en faisant leur apprentissage, hommes jeunes accomplissant des travaux de force, vieillards ou travailleurs vieillis prématurément qui, devenus physiquement incapables d'exercer leur métier, devaient se rabattre sur des tâches médiocres et machinales, manœuvres enfin, sans capacité particulière, qui vivaient au jour le jour des travaux qui se présentaient. Toutes sortes de petits métiers, les uns honorables, comme la « vente en ambulance » de menus produits dans les rues ou sur le carreau des halles, les autres déconsidérés, celui des chiffonniers par exemple, étaient de même pratiqués par toute une population de petites gens le plus souvent misérable et toujours marginale. Enfin de nombreuses femmes seules, particulièrement nombreuses dans les grandes villes, se rattachaient à ces classes populaires. Ouvrières habiles ou simples journalières, garde-malade ou chiffonnières, elles faisaient, comme les hommes, toutes sortes de métiers, mais leurs salaires étaient toujours inférieurs aux salaires masculins et leur condition d'autant plus dure que, statistiquement, la mort frappait les femmes moins prématurément que les hommes : la veuve âgée sans fortune et sans soutien familial, ou la vieille fille, était un des rebuts de la société. Quant aux domestiques des familles bourgeoises, ils constituaient un groupe à part, peu considéré par les autres milieux populaires. Les ouvriers de la grande industrie ne constituaient qu'une minorité : en 1846, un quart seulement de la main-d'œuvre était occupée dans des entreprises employant plus de dix salariés. Le prolétariat des usines était encore peu nombreux et dispersé. Mais il était particulièrement misérable, car le développement du machinisme, dans l'industrie textile par exemple, permettait d'employer une main-d'œuvre peu ou pas qualifiée. L'ouvrier, confiné dans des tâches monotones, servait la machine et, n'ayant aucune vue d'ensemble du travail, ne s'intéressait pas à son ouvrage. Plus dure encore était la condition des femmes et des enfants employés dans les grandes entreprises. L'utilisation des machines dans l'industrie textile n'exigeant pas de force physique, femmes et enfants étaient systématiquement recrutés car les salaires féminins étaient deux ou trois fois plus faibles que ceux des hommes et la rémunération des enfants dérisoire. Toutes les enquêtes contemporaines ont souligné les conditions effroyables du travail dans ces fabriques : l'absence d'hygiène dans les ateliers, la longueur de uploads/Geographie/ adeline-daumard 1 .pdf

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