Cet article a pour origine un exposé fait en février 1997 au séminaire de Paris
Cet article a pour origine un exposé fait en février 1997 au séminaire de Paris I "Le peuple de Paris", présidé par Antoine Prost ; une conférence faite à l'Université Meiji, à Tokyo, en décembre 1998 a été l'occasion de reprendre la réflexion. Cette conférence, publiée en japonais in Sieyoshigaku or The Studies in Western History, 1999 (traduction par Nagaï Nobuhito), a servi de base au texte qui suit, paru dans : Jean-Louis Robert et Danielle Tartakowsky dir., Paris le peuple XVIII-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 37-57. La pagination originale est donnée en italiques entre crochets. L'autorisation de publication électronique a été sollicitée auprès des Publications de la Sorbonne. COMMENT DEVENAIT-ON PARISIEN ? LA QUESTION DE L'INTÉGRATION DANS LE PARIS DE LA FIN DU 19E SIÈCLE La France – qui a pu l'ignorer ? – a remporté la coupe du monde de football en juillet 1998. Si je fais allusion à cet événement, c'est en raison de l'origine des membres de l'équipe nationale. La présence parmi eux d'un joueur d'ascendance algérienne et de plusieurs joueurs de couleur a été maintes fois présentée, dans la presse ou ailleurs, comme la démonstration de l'excellence du mélange ethnique, ou plus précisément des vertus de l'intégration. Malheureusement, l'image est fort loin de la réalité. En France, aujourd'hui la coexistence est vécue comme une crise, une crise qui résulte d'une conjonction de tensions : part "ordinaire" du racisme et de xénophobie – l'étranger est un être étrange, au mieux porteur de valeurs qui ne sont pas les nôtres, au pire un sauvage – ; existence d'une crise économique qui fait croire à ses victimes françaises en l'injustice foncière d'un accès des travailleurs étrangers aux droits sociaux et à l'emploi ; instauration d'un débat autour de la nationalité française, avec remise en cause de son obtention automatique pour les fils et les filles d'étrangers nés en France. Notre pays, dit-on souvent, a traversé des crises semblables, dans les années 1880 ou les années 1930, et les a surmontées. Certes, mais on peut se demander si l'accumulation de ces tensions ne fait pas de la crise actuelle un moment singulier, et ce d'autant plus qu'elle a une traduction politique claire dans le vote – un vote important et surtout persistant – en faveur de l'extrême-droite. [37] D'où l'intérêt qu'il y a – et nous sommes bien loin d'être le premier à le souligner – à se pencher sur l'histoire de l'intégration des populations migrantes, et singulièrement à Paris, qui fut toujours une mosaïque de peuples venus de l'étranger et de la province. La période ici considérée est celle qui court des lendemains de la Commune à la Grande Guerre, période au terme de laquelle la capitale atteignit pratiquement son maximum de population, près de 2,9 millions d'habitants en 1911, soit un gain d'un million d'âmes en quarante années. C'est dire l'importance des migrations d'origine provinciale et des migrations venues des pays voisins ; Paris connaît en effet alors son maximum de population étrangère à l'échelon du premier 20e siècle : 190 000 personnes. L'idée sous- jacente est bien ici que la question de l'intégration concernait dans le passé récent tous les migrants, à commencer par les provinciaux, en tant que nouveaux venus dans un milieu déjà structuré, au même titre que les étrangers, mais aussi en tant que gens issus de milieux dont les différences avec le milieu parisien – différences dans les comportements, les valeurs, la langue, etc… – étaient fortement prononcées et vivement ressenties par tous. En tout cas, c'est bien en terme d'existence ou non d'un creuset que le problème de l'immigration est depuis fort longtemps posé dans l'historiographie de Paris, et c'est par là qu'il convient de commencer. 2 Les variations historiographiques A vrai dire, sur ce point, il s'est opéré dans ladite historiographie un véritable renversement des perspectives qu'il importe de décrire. Il faut remonter à Louis Chevalier, et, plus précisément, à son premier ouvrage d'envergure, antérieur de quelques années au classique Classes laborieuses et classe laborieuses…, à savoir La formation de la population parisienne, paru en 19511. Là, Chevalier développait une vision extrêmement favorable de l'immigration dans la capitale. Les migrants se répartissaient harmonieusement dans les branches et dans les métiers, l'installation à son compte comme petit patron était chose aisée, assurant la promotion régulière des nouveaux venus, promis donc à une intégration – le mot n'est pas dans le livre, mais l'idée est bien celle-là – professionnelle et sociale. De même, sur le plan de l’habitat, on ne saurait déceler dans le Paris du 19e siècle, selon lui, de [38] véritables regroupements de provinciaux. Par exemple, les originaires des départements du centre de la France, les Auvergnats, réputés très grégaires, étaient en fait partout : une rue du faubourg Saint-Antoine, célèbre pour être un "fief" de gens du Cantal, la rue de Lappe, ne comptait en réalité que quatre originaires de ce département sur les 158 inscrits de la liste électorale de 1872. Comme Chevalier le dit dans un texte plus tardif, en 1962 : "Le ghetto n’est pas d’ici."2 Mais il y avait aussi dans La formation… des passages plus sombres : ce rôle assimilateur du milieu parisien valait exclusivement pour les quartiers anciens de la ville, mais non pour les faubourgs neufs ou les banlieues. La grande industrie appelait là pour la servir une "population invertébrée", à l'origine de quartiers surpeuplés "en marge de la civilisation"3. Apparaissaient donc en filigrane les conceptions qui seront développées par lui dans Les classes laborieuses…, et avec quelle ampleur ! : une croissance non contrôlée, une immigration massive, "excessive", entraînent un dépérissement urbain, une maladie qui ne peut qu'engendrer le crime, le choléra et la révolution. Et ce n'était pas là une affaire de périodes, mais bien de représentation du monde chez l'auteur : quand la ville grandit trop vite, le creuset ne fonctionne plus et on court à la catastrophe. Le paradoxe fut que, pendant près de vingt ans, c'est l'image positive, intégrationniste, si l'on ose dire, de l'immigration provinciale qui fut en règle générale adoptée par les historiens de la capitale. Disons plus précisément que Les classes laborieuses… ont longtemps été le livre de chevet des historiens étudiant les mouvements et que La formation… a été celui des historiens étudiant les structures. Les travaux de Jeanne Gaillard sont sans doute ceux qui illustrent le mieux cette deuxième tendance : "L’immigration populaire a tiré très exceptionnellement partie de ses origines provinciales pour constituer des 'milieux' au sens strict du mot", a-t-elle écrit4. Mais on va voir l'historiographie progressivement mais sûrement changer de ton. Le vrai virage fut sans doute l’ouvrage de Françoise Raison-Jourde intitulé La colonie auvergnate de Paris au XIXe siècle, paru en 19765. Un mot du titre dit tout : "colonie". En effet, pour cette historienne, les Auvergnats [39] formaient une communauté à part dans la ville, et une communauté tournée essentiellement vers le commerce. Le jeune qui arrivait en ville trouvait une place chez un compatriote ; au bout de quelques années de dur labeur, il se mariait avec une fille 1. Louis Chevalier, La formation de la population parisienne au XIXe siècle, Paris, PUF, 1949, 312 p. ; Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1969, XXVIII-556 p. (1er éd. : 1958). 2. Préface à Charlotte Roland, Du ghetto à l’Occident. Deux générations yiddiches à Paris, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 10. 3. L. Chevalier, La formation…, p. 138, 199-203. 4. J. Gaillard, Paris, la Ville (1852-1870),Lille III et H. Champion, 1976, p. 200 (éd. L'Harmattan, 1997, p. 143). Le chapitre de son travail où ces questions sont traitées ne s’intitulait-il pas : "Des provinciaux aux Parisiens" ? 5. F. Raison-Jourde, La colonie auvergnate de Paris au XIXe siècle, Paris, Commission des travaux historiques, Sous-commission de recherches d’histoire municipale contemporaine, 1976, 403 p. 3 de son pays et entreprenait à son tour à Paris une carrière de boutiquier, marchand de bois-charbons, marchand de vins ou bien encore cocher de fiacre. Puis il retournait finir ses jours au pays après avoir passé le flambeau aux plus jeunes. Deux idées-forces soutenaient la démonstration. L'endogamie d'abord : une condition sine qua non de la carrière des boutiquiers était le mariage entre gens de même origine ; l'endogamie était le fondement permanent de la "colonie", son socle. Ensuite l'importance des filières, des réseaux : un cursus à la fois professionnel et social s'offrait au nouveau venu, cursus ici ouvert vers le haut, avec la perspective de la prise d'un commerce. La communauté d'origine entraînerait donc une communauté de destin. Il faut ajouter bien sûr le maintien du lien avec le pays natal, entretenu sur place par un réseau dense de sociétés d'originaires, les amicales, et sanctionné, en fin de vie professionnelle, par le retour au pays. L'Auvergnat resterait fondamentalement toute sa vie de Parisien un émigré. L'ouvrage de Françoise Raison-Jourde ne se présentait pas du tout comme un contre-modèle face au modèle de La formation…, mais il uploads/Geographie/ alain-faure-comment-devenait-on-parisien-la-question-de-l-x27-integration-dans-le-paris-de-la-fin-du-19e-siecle-1999.pdf
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- Publié le Fev 09, 2021
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