Université Panthéon-Assas Centre Thucydide ANNUAIRE FRANÇAIS DE RELATIONS INTER
Université Panthéon-Assas Centre Thucydide ANNUAIRE FRANÇAIS DE RELATIONS INTERNATIONALES 2017 Volume XVIII PUBLICATION COURONNÉE PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES (Prix de la Fondation Edouard Bonnefous, 2008) DAECH : CYBERPROPAGANDE ET CYBERSUBVERSION par Arnaud MERCIER (*) Il faut bien l’admettre, du point de vue des stratégies de propagande et de la maîtrise des outils de communication, singulièrement numériques, l’autoproclamé Etat islamique en Iraq et au Levant est un modèle du genre. Les dirigeants du groupe islamique s’appuient sur un corps de doctrine et des savoir-faire acquis pour orchestrer avec succès un travail de propagande et d’endoctrinement qui a permis d’attirer à eux de nombreux volontaires, fascinés par ce qui leur était donné à voir et à entendre. S’il est tentant de qualifier ces assassins kamikazes de « fous de Dieu », il faut pourtant insister sur la rationalité instrumentale qui guide leurs actions, la propagande orchestrant le tout dans une visée de mise en cohérence globale, en sachant fort bien s’adapter aux outils socio-numériques. Dans les pages qui suivent seront donc exposés en quatre temps les ressorts de cette propagande subversive en ligne. Nous verrons d’abord que si les usages d’Internet ont bien servi ce groupe terroriste, il faut remettre cela en perspective avec les liens habituels entre terrorisme et médiatisation. Seront exposés ensuite d’indispensables éléments de contextualisation politique et historique qui expliquent les spécificités de l’Etat islamique en Syrie et en Irak (dont l’acronyme arabe est « Daech », que nous utiliserons systématiquement désormais) par rapport à d’autres mouvements islamistes terroristes et qui se traduisent dans ses stratégies de communication, car si Daech est bien un groupe défendant une doctrine religieuse, il a fait alliance avec des anciens de l’armée de Saddam Hussein. Nous insisterons ensuite sur la rationalité axiologique de cette propagande. Enfin, nous détaillerons leurs nombreux usages tactiques des plateformes et des dispositifs numériques. Terrorisme, médias et internet : l’indissociable trio, désormais Les liens consubstantiels qui unissent le terrorisme moderne et les médias audiovisuels sont bien connus (1). L’étymologie du mot terrorisme (1) Michel Wieviorka / Dominique Wolton, Terrorisme à la Une. Média, terrorisme et démocratie, Gallimard, Paris, 1987. (*) Professeur en Information-Communication à l’Institut français de presse de l’Université Panthéon- Assas (Paris II, France). 896 ARNAUD MERCIER nous alerte sur la nécessité de la publicité pour ces actes criminels. L’objet des terroristes est de susciter l’effroi et la terreur auprès de l’ensemble des populations à même de s’identifier au nombre limité de victimes tuées ou blessées lors d’actes de violence aveugle. Pour que le sentiment de terreur s’installe, il est nécessaire que les actes commis et les dégâts subis soient connus du plus grand nombre. Nous rejoignons ici la définition du terrorisme donnée dès 1963 par Raymond Aron : « est dite terroriste une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques » (2). Le couple traditionnel violence spectaculaire et télévision La médiatisation des faits devient une impérieuse nécessité. Les relais médiatiques de toute nature servent la cause, même quand ces faits sont dénoncés par les journalistes. L’objet pour les terroristes n’est pas, en effet, de susciter l’adhésion du plus grand nombre par leurs actes, mais de faire percevoir une menace, qui plus est diffuse, pouvant frapper à l’improviste et mettre en danger quiconque. Se met alors en place une spirale infernale : les actes terroristes sont pensés pour être le plus spectaculaires possible, c’est-à-dire à même de produire de « bonnes » images, donc d’être bien couverts par les médias. Tel groupe profitera de la présence massive des caméras du monde entier, comme lors des Jeux olympiques, pour commettre un attentat (Palestiniens à Munich en 1972, groupuscule extrémiste chrétien à Atlanta en 1996). Tel autre recherchera des cibles spectaculaires, tant par leur valeur symbolique que par les images qui pourront en être tirées, le cas exemplaire restant bien sûr l’encastrement d’avions sur les tours du World Trade Center et sur le Pentagone en septembre 2001. Ces images de l’embrasement des deux tours puis de leur effondrement – que personne n’avait anticipé ainsi, pas plus leurs architectes que leurs attaquants – restent gravées à jamais dans les mémoires de tous ceux qui les ont vues. Cet attentat est la quintessence de l’imagerie traumatique à forte incidence mémorielle que les terroristes peuvent espérer produire par leurs attentats de masse. La manière de s’assurer un fort retentissement encourage également les terroristes à une surenchère dans le nombre des victimes, en frappant des transports de masse (nombreuses explosions d’avions faisant à coup sûr des centaines de victimes ; attentat néo-fasciste à la gare de Bologne en août 1980 ou attentat islamiste de Madrid près de la gare d’Atocha en mars 2011), des salles de spectacles bondées (attentat tchéchène de Moscou en octobre 2002, massacre à Orlando en juin 2016 ou au Bataclan en novembre 2015) ou en ayant recours à des attentats coordonnés, frappant plusieurs points dans une même ville, le même jour (Londres en 2005, Paris en 2015). Cette unité de temps et de lieu garantit une saturation de l’espace médiatique – au moins dans l’espace concerné – et décuple le sentiment de peur dans la population. (2) Raymond Aron, Paix et guerre contre les nations, Calmann-Lévy, Paris, 1963, p. 176. Daech : cyberpropagande et cybersubversion 897 Le terrorisme à l’ère du nouvel écosystème de l’information Dans le nouvel écosystème de l’information qui se dessine sous nos yeux depuis l’émergence de l’Internet, des réseaux socio-numériques et des smartphones, tout un chacun peut être informé en continu, de façon simple, et peut devenir soi-même « informateur » en captant des images d’une scène dont il est témoin, en la diffusant sur les réseaux et en laissant la viralité faire le travail de diffusion. Les réseaux socio-numériques sont des outils de désintermédiation journalistique. Là où l’accès à l’espace public, réduit dans un premier temps à l’espace médiatique, impliquait de susciter l’intérêt des journalistes et de passer sous leurs fourches caudines, l’ère de l’autopublication en ligne (blogs, sites, comptes Facebook ou Twitter, chaînes You Tube ou Dailymotion, etc.) permet de se passer de ces médias, qui comme leur nom l’indique, agissent comme des intermédiaires assurant une médiation entre les « faits » et les citoyens, constitués en publics. La possibilité de maîtriser les représentations médiatiques d’actes terroristes devient de plus en plus illusoire pour les autorités. Nos expériences les plus récentes prouvent qu’il ne se passe pratiquement plus un fait de violence spectaculaire qui ne soit l’objet de vidéos ou photos. Qu’elles soient amateurs (le policier français abattu lâchement à terre par les auteurs de l’attaque contre Charlie Hebdo en janvier 2015 ; la tentative héroïque d’un conducteur de scooter d’arrêter le conducteur du camion de la mort à Nice en juillet 2016…) ; qu’elles soient produites par des chaînes d’information en continu ou qu’elles soient réalisées par les terroristes eux-mêmes, comme cet assassin de deux policiers français à leur domicile de Magnanville en juin 2016 se filmant et diffusant sur Facebook Live la revendication de son geste. La démocratisation de l’accès à une parole publique, dans l’univers numérique, à travers des plateformes accueillant toutes formes d’expression, même les plus racistes ou violentes – au nom de la conception extensive de la liberté d’expression régnant aux Etats-Unis, pays hôte des entreprises leaders sur ces réseaux –, est une aubaine pour les mouvements terroristes les plus contemporains, qui ne fait pas qu’ajouter une corde à leur arc. Cela leur procure des tribunes directes que tous ceux qui sont attirés par le mouvement peuvent venir consulter librement – même si les législations tendent, comme en France, à se faire restrictives en la matière, allant jusqu’à pénaliser la consultation de certains sites. Surtout, l’essence de la communication sur les actes terroristes change de nature. Il ne s’agit pas uniquement ou pas principalement, de frapper les esprits en faisant peur, il s’agit aussi de valoriser la « marque » du groupe terroriste, de montrer à ceux tentés de rallier la cause, ce que le groupe terroriste sait faire, d’indiquer une voie à suivre pour adhérer, voire pour agir de même, en solo, sans ordre ni consigne, par simple mimétisme. On l’a vu avec Al Qaïda ou Daech, dans ces vidéos où des kamikazes se filment avant leur départ pour le sacrifice ultime, se ceinturant de bombes, faisant adieux et prières, 898 ARNAUD MERCIER justifiant idéologiquement et militairement leur acte et appelant plus ou moins explicitement les militants qui vont regarder la vidéo à suivre l’exemple. L’Internet permet donc de franchir un cap supplémentaire dans les stratégies de communication des groupes terroristes. Quand il fallait compter sur la couverture médiatique d’un attentat par les médias du pays touché, ils étaient loin de maîtriser l’image produite. Lorsqu’on devient chef opérateur de sa propre mise en scène de l’acte terroriste, on en maîtrise totalement les codes narratifs, on en assure la diffusion, en profitant de la double caractéristique d’Internet. Un flux de messages qui se répandent par rebonds successifs, grâce à la recommandation sociale des sympathisants de la cause. uploads/Geographie/ arnaud-mercier-quot-daech-cyberpropagande-et-cybersubversion-quot-annuaire-francais-des-relations-internationales-2017-p-895-914.pdf
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