111 ARTS LIBÉRAUX ET SPIRITUALITÉ PAR PHILIPPE LANGLET ans la pratique rituelle

111 ARTS LIBÉRAUX ET SPIRITUALITÉ PAR PHILIPPE LANGLET ans la pratique rituelle maçonnique, la pré- sence des arts libéraux est une question centrale, pourtant largement sous-estimée, alors que l’on traite, par ailleurs, volontiers de symbolisme ou d’ésotérisme1. L’importance de la question n’apparaît qu’en se situant dans une optique résolument initiatique, et c’est ce que nous avons l’intention d’évoquer dans les lignes qui suivent. Tous les Rits ne soulignent pas de la même manière l’importance de ces arts augustes. Le Rit Français n’y fait pas allusion. Pourtant, les premiers mots de son texte d’origine2, La Ma- çonnerie examinée en détail (1730), sont : « Les arts3 libé- raux sont le fondement de l’organisation originelle de la ma- çonnerie et, plus particulièrement, le cinquième [art libéral], la géométrie »4. Une récente Encyclopédie de la Franc- Maçonnerie5 ne propose aucune entrée de cette nature. Le grand Dictionnaire universel de la Franc-Maçonnerie dirigé par Daniel Ligou n’en contenait pas non plus… En ce qui concerne les Grades symboliques, le Rite Écossais Ancien et Accepté cite actuellement les arts libéraux au 2e Grade. 1 Ce texte est une nouvelle rédaction d’un extrait de Langlet, 2008. 2 Mollier, 2004 : 27. 3 Doublet : « arts and sciences ». 4 Langlet, 2006 : 505. 5 EFM, 2000. 112 Le Rite Écossais Rectifié évoque les « sept sciences, ou arts libéraux », mais le fait dans l’Instruction du Grade de Maî- tre en les reliant au nombre de marches de « l’escalier à vis » du Temple et à l’âge du Maître. La liste donnée ici ne correspond à rien des inventaires habituels : Poésie, Musi- que, art du Dessin, Arithmétique, Géométrie, Astronomie et Architecture. Elle peut ainsi sembler particulière, eu égard à ce qui est proposé par le Rite Écossais Ancien et Accepté. RÉAA RÉR Grammaire Poésie Rhétorique Musique Logique Dessin Arithmétique Arithmétique Géométrie Géométrie Musique Astronomie Astronomie Architecture Les sciences du trivium semblent remplacées par des scien- ces « aimables » qui pourraient avoir été choisies comme ornements de l’esprit ; celles du quadrivium sont approxi- mativement identiques, excepté que, la musique ayant été déplacée en position 2, on y introduit l’architecture en position 7. Comment cette liste est-elle justifiée ? La poésie et la musique servent « à louer le Seigneur, afin d’obtenir son secours pour employer dignement les cinq autres », le dessin, « à se former des idées justes et vraies de l’édifice 113 merveilleux construit par le Grand Architecte de l’Univers », puis les deux suivantes, arithmétique et géométrie, « à exercer avec justesse toutes les autres sciences », que l’on doit supposer être l’astronomie et l’architecture qui ne sont pas autrement définies. Ce Rit a bien conservé ces sciences, mais en a transformé la présence. On s’aperçoit que les trois premiers arts ne sont pas de simples sciences d’ornements de l’esprit, sauf à prendre esprit dans son sens « spirituel » : elles sont directement liées à la divinité. Les textes rituels anglais soulignent par contre, dès le 1er Grade, que « l’étude de ceux [des arts libéraux] qui sont les plus adaptés [à chacun] permet d’avancer chaque jour dans la compréhension de la Maçonnerie »6. On ne saurait mieux dire. Les arts libéraux étaient, de même, évoqués par le Guide des maçons écossais dans l’Instruction du Premier Grade, sous le nom de « sciences libérales »7, avec une insis- tance, habituelle, sur la géométrie. Nous voyons ainsi que les arts libéraux font partie de presque tous les Rits, mais qu’ils n’ont pas été intégrés dans le corpus du même Grade. Les textes anciens aiment à souligner leur importance, des textes que la Maçonnerie revendique comme siens, le Ms Regius et le Ms Cooke8. Quoiqu’il en soit de la justesse de cette prétention, ce qui nous intéressera sera la présence des sept arts et les explications que l’on en donne. Le der- nier manuscrit en fournit la liste suivante : grammaire, 6 Rituel Emulation, par exemple, mais d’autres aussi. 7 Guide…, p. 32-33. 8 Crépin, 1983 : 92-121. 114 rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie. La dialectique remplace ici la rhétorique mais c’est fréquemment le cas, et la géométrie est définie, comme souvent dans les textes les plus anciens, comme l’art justifiant tous les autres. L’anonyme du Regius, par contre, donne une liste des arts qui est loin d’être canoni- que, mais les disciplines y sont toutes. L’Arithmétique et la Géométrie sont placées en dernières positions, alors que les textes maçonniques insisteront le plus souvent sur la cin- quième place de la Géométrie, en suivant la liste de Mar- tianus Capella. Nous avons ainsi plus souvent, pour le qua- drivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Le Ms Dumfries (1710 env.) plus tardif, sera l’un des seuls « catéchismes » anciens à citer les arts libéraux9, mais en- core le fait-il dans l’ordre différent d’une liste renouvelée. Qu’on en juge : théologie, grammaire associée à la rhétori- que, philosophie, musique, logique, géométrie, et astrono- mie associée à l’astrologie. À bien compter, cela fait neuf sciences… Pour ce texte, pourtant, c’est avec les arts libé- raux que « tout a commencé » ! Il faudra ensuite attendre cinquante ans, avec les Trois coups espacés (Three Distinct Knocks, 1760), pour les voir réapparaître in extenso, dans un texte rituel : « Il y a sept arts libéraux. Le premier est la théologie qui enseigne les vertus du raisonnement, le seconde est la grammaire qui, associée à la rhétorique, enseigne l’éloquence et la manière de parler en termes subtils. Le troisième est la philosophie qui est l’amour de la sagesse, 9 Langlet, 2006 : doc. E. 115 par lequel l’on concilie les deux termes d’une contradiction et l’on rend juste ce qui est tortueux, noir ce qui est blanc, par la règle des contraires, etc. Le quatrième est la musique qui enseigne le chant, à jouer de la harpe et de l’orgue et de toutes sortes de musiques vocales ou instrumentales. Il faut se souvenir que cet art n’a ni milieu ni fin. Le cinquième est la logique qui permet de découvrir la vérité en faisant la différence avec ce qui est faux, et qui sert de guide au juge et à l’avocat. Le sixième est la géométrie qui enseigne à mesurer les cieux matériels et toutes leurs dimensions terres- tres, et tout ce qui y est contenu. Le septième et le dernier des arts est l’astronomie qui enseigne, avec l’astrologie, à connaître la course du soleil, de la lune et des étoiles qui, tous, ornent les cieux. Les sept arts sont fondés sur la géo- métrie par laquelle nous concluons10. Posons tout de suite que nous savons que ce texte est l’inspirateur direct du Guide des maçons écossais et, du même coup, du rituel écossais ancien et accepté d’aujourd’hui, malgré sa constante évolution. Pour le Ms Dumfries (1710 env.), la géométrie était le fondement des arts, « Les sept arts sont fondés sur la géométrie par laquelle nous concluons »11. La justification sera ensuite largement reprise et La maçonnerie examinée en détail suivra la même inspiration, ou filiation textuelle, avec « Les arts12 libéraux sont le fondement de l’organisation originelle de la maçon- nerie et, plus particulièrement, le cinquième [art libéral], la 10 Jackson, 1976 (trad. de l’auteur). 11 Langlet, 2006 : doc. E. 12 Doublet : « arts and sciences ». 116 géométrie »13. On nous présente constamment une sorte de boucle conceptuelle qui fait de l’une des sciences le commencement et la fin de tout savoir. Cela renvoie à une constante de l’enseignement chrétien, où l’on définit le Christ comme l’alpha et l’oméga. Il est possible en outre que cette idée de prééminence de la géométrie sur l’ensemble des sciences connues ou, en tout cas, énoncées comme ensemble global de la connaissance, ait été empruntée à Platon. Celui-ci explique, en effet, à Gorgias, que « Les savants disent que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis par l’amitié, la règle, la tempérance et la justice, et c’est pour cela qu’ils donnent à tout cet univers le nom d’ordre, et non de désordre et de dérèglement. Mais il semble que toi, tu ne fais pas attention à cela, malgré toute ta science, et tu oublies que l’égalité géométrique a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Toi, tu penses au contraire qu’il faut tâcher d’avoir plus que les autres, c’est que tu négliges la géométrie »14. La géométrie constitue ainsi une manière d’exposer un principe globalisant, comme le sera la théologie pour les clercs. Les arts libéraux constituent donc une référence ancienne. Les Constitutions de Roberts, éditées un an avant celles d’Anderson, mais presque inconnues de nos Maçons, indi- quent « et nous déclarons aussi à ceux qui sont loyaux qu’il appartient à tout Franc-Maçon de conserver une foi ferme et véritable15 (faites-y très attention, elle est digne qu’on la 13 Langlet, 2006 : doc. Q. 14 Platon, 1967 : 261. 15 Traduit « firm good faith ». « Good faith » est la uploads/Geographie/ arts-liberaux-et-spiritualite.pdf

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