Abel Hugo Souvenirs sur Joseph Bonaparte Revue des Deux Mondes, période initial
Abel Hugo Souvenirs sur Joseph Bonaparte Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 1, 1833 (p. 300-324). SOUVENIRS ET MEMOIRES DE JOSEPH NAPOLEON Sa cour, l’armée française, et l’Espagne en 1811, 1812 et 1813 PREMIÈRE PARTIE, Le nom de Joseph-Napoléon Bonaparte est un des premiers noms qui se soient gravés dans ma mémoire. Il se trouve mêlé aux souvenirs de ma plus tendre enfance. Mon père commandait la place de Lunéville, à l’époque du congrès, où fut signée la paix entre la France républicaine et l’Autriche, vaincue à Hohenlinden. Le comte de Cobentzel y défendait les intérêts de l’empereur François, Joseph Bonaparte y était le plénipotentiaire du peuple français. J’avais alors quatre ans ; les ambassadeurs, quand ils ne recevaient pas chez eux, se réunissaient quelquefois le soir, ainsi que les personnes de leur suite, dans la maison de mon père. Joseph m’avait pris en affection. Il m’en donnait souvent des témoignages sensibles pour un enfant, par de petits cadeaux de dragées et de ces confitures, si exquises en Lorraine. Je l’aimais beaucoup à cause de ses caresses et surtout à cause de ses bonbons. J’en étais si reconnaissant, que plusieurs années après, ma bonne mère me parlant des chagrins et des joies que lui avait causés mon enfance, et me rappelant quelques détails de nos soirées de Lunéville, fut très étonnée du frais souvenir que je gardais encore des bontés de Joseph Bonaparte. [1] Ce fut au congrès de Lunéville que mon père vit pour la première fois celui qu’il devait suivre plus tard à Naples et à Madrid ; ce fut à Lunéville que commença entre Joseph Napoléon et lui cette liaison, que l’ancien roi d’Espagne, dans ses lettres, appelle encore aujourd’hui de l’amitié, amitié bien réelle et bien éprouvée, puisqu’elle a résisté à ces deux grandes choses qui, d’ordinaire, n’ont pas d’amis, le trône et l’exil. Peu de temps après l’élévation de Joseph au trône de Naples, mon père passa à son service. Il y devint colonel de cette belle légion corse qui se distingua d’une manière si remarquable tant au siège de Gaëte que dans la poursuite et la destruction de la bande de Fra-Diavolo. Il était en outre un des maréchaux du palais. J’ai souvenir d’avoir été conduit par lui à Naples, pour remercier le roi d’une place qu’il m’avait accordée parmi ses pages. Je n’ai jamais oublié le sourire bienveillant et le regard affectueux avec lesquels Joseph accueillit l’enfant qu’il avait connu à Lunéville. Cependant j’étais encore trop jeune pour pouvoir profiter de la faveur qui m’était faite, on me ramena en France. Quelque temps après, mon père quitta l’Italie, et suivit Joseph en Espagne. Après plusieurs années de séjour à Paris, en mars 1811, nous partîmes, ma mère, mes frères et moi, pour aller rejoindre mon père en Espagne. Il n’était pas à Madrid. Investi du gouvernement de la province de Guadalaxara, il était chargé, avec sa brigade, de couvrir la capitale contre les attaques de la division de don Juan Martin, vulgairement nommé l'Empecinado, partisan célèbre et digne de sa célébrité. Le roi n’était pas non plus à Madrid, quand nous y arrivâmes. Il venait de partir pour la France, où il devait rester peu de temps. Pendant notre voyage, nous l’avions rencontré. C’était aux portes de Valladolid. Le convoi dont nous faisions partie avait dû se ranger sur le bord de la route, pour laisser passer son escorte et ses équipages. Joseph voyageait rapidement. Il avait avec lui une partie des chevau-légers de sa garde. Sa voiture rasa la nôtre. J’étais à la portière, tout yeux et tout oreilles. Le roi à son passage me parut triste et préoccupé. Il parlait avec chaleur à une des personnes assises en face de lui. J’ai su depuis la cause de cet air sombre qui me surprit alors. Il me semblait qu’un roi devait toujours être gai. Joseph allait à Paris sous le prétexte apparent d’assister au baptême du roi de Rome, mais dans le but réel d’abdiquer la couronne d’Espagne, et de remettre aux mains de l’empereur le sceptre dont il ne pouvait plus se servir pour protéger efficacement ses sujets [2]. Nous restâmes à Madrid pour y attendre l’arrivée de mon père et le retour du roi. Nous fûmes logés dans l’hôtel du prince de Masserano, ancien ambassadeur de la cour d’Espagne à Paris, et grand-maître des cérémonies de Joseph Napoléon. Cet hôtel, qui était désert quand nous y entrâmes, occupe une place dans mes souvenirs. C’était un grand bâtiment situé à l’angle de la Calle de la Reyna, près de la magnifique rue d’Alcala, sans apparence extérieure, mais dont l’intérieur était magnifiquement décoré. C’était le luxe d’un palais de roi. On y trouvait de vastes salles, à hautes croisées, à larges balcons, à lambris dorés. Partout de superbes lustres de cristal de roche, d’immenses glaces de Venise, qui doublaient la grandeur des appartemens ; partout des meubles d’un goût ancien, mais recouverts de belles tapisseries et ornés de sculptures soigneusement dorées ; des tentures en soierie de Perse ; d’amples rideaux de damas ; de riches tapis de Turquie, brillant de couleurs variées ; des coffres, des armoires en bois précieux, sculptés, dorés ou peints ; des porcelaines de la Chine et du Japon. On remarquait, dans un des salons, deux vases japonais, à peintures éclatantes, où des chimères et des animaux fantastiques paraissaient cachés parmi des fleurs inconnues. Chacun de ces vases était assez grand pour que nous pussions nous y cacher tous les trois, mes deux frères et moi. Le prince de Masserano, grand d’Espagne de première classe, avait, en partant pour son ambassade, emmené à Paris tous les gens de son service. Il avait laissé son hôtel désert, et sous la garde d’un vieil intendant de sa famille. Quoique l’Ayuntamiento de Madrid, en nous l’assignant pour logement, eût mis à notre disposition la maison tout entière, en l’absence de mon père, nous n’en occupions qu’une partie, et encore (avec le petit nombre de domestiques qu’avait ma mère) y étions-nous comme perdus. La richesse et les curiosités de notre demeure nous étonnaient beaucoup, mes frères et moi. Nous ne nous bornions pas à admirer seulement les appartemens qui nous étaient abandonnés, nous avions trouvé un trousseau de clefs qui contenait celles de toutes les salles, et l’hôtel entier était soumis à nos enfantines investigations, malgré les défenses de notre mère. Celle-ci, sévère et scrupuleuse, avait vu, pendant les guerres de la Vendée, les habitations de son père et de son grand-père livrées à la discrétion des soldats ; elle ne supportait qu’avec peine tout ce qui lui rappelait les désordres d’une occupation militaire. Nous, enfans curieux et observateurs, nous ne concevions pas ses scrupules, et nous profitions de son absence pour ouvrir les portes fermées et pour aller visiter ces richesses orientales dont les contes des Mille et une nuits nous avaient seuls jusqu’alors pu donner une idée ; mais cependant, subjugués par l’ascendant maternel, nous admirions tout de loin avec une sorte de respect et de crainte. Ce qui me charmait alors en Espagne, outre le bonheur de voir un pays nouveau et de satisfaire ma jeune curiosité, c’étaient l’éclat du ciel et la lumière abondante, pure, pénétrante, dont tout me semblait inondé. Nous étions dans l’été de 1811, fameux par l’apparition de la grande comète. La chambre où je couchais avec mes frères, à portée de la surveillance active et toujours inquiète de notre mère, donnait sur une petite cour, pavée de larges pierres plates, entourée de portiques pareils à ceux d’un cloître, et dont le centre était occupé par un bassin d’eau limpide, sans cesse renouvelée par une gerbe jaillissante. Quelques fleurs, quelques arbustes à feuilles embaumées égayaient la tristesse de cette cour intérieure. Les rayons éblouissans du soleil l’éclairaient pendant le jour, et pendant la nuit la lueur presque solaire de la comète ne permettait pas à l’obscurité d’y pénétrer ; que de fois, après que ma mère était venue dans notre chambre faire sa visite accoutumée, voir si nous étions couchés, s’informer si nous avions besoin de quelque chose, donner à chacun de nous le baiser du soir, après que j’avais entendu mes jeunes frères s’endormir profondément ; que de fois me suis-je relevé pour m’asseoir, presque nu, sur le balcon de notre croisée, afin de jouir de la fraîcheur de l’air, d’écouter l’harmonieuse et faible rumeur de la ville assoupie, et d’admirer la comète flamboyante et les étoiles scintillant à travers le large éventail de sa queue, dont la moitié du ciel était couverte ; car dans l’air pur et sous le climat méridional de l’Espagne, je l’ai appris depuis, cette comète a paru plus grande et plus lumineuse que dans aucun autre pays de l’Europe. Alors que de vagues pensées ! que de rêveries sans but ! que de regards perdus, jetés dans cet abîme des cieux où j’aurais voulu découvrir quelque chose derrière les étoiles ! Puis, quand je me retournais pour retomber sur la terre, je voyais dans la même uploads/Geographie/ abel-hugo-souvenir-de-joseph-bonaparte.pdf
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- Publié le Jui 05, 2021
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