À mon père à ma mère qui n’auront jamais pu lire un de mes livres. J’avais télé

À mon père à ma mère qui n’auront jamais pu lire un de mes livres. J’avais téléphoné à mes vieux parents à Lyon et j’avais senti des ondes négatives dans leur voix à l’évocation de cette partie du monde où je me trouvais pour quelques jours. America… C’était si loin dans leur tête que, pour les rassurer, j’avais expliqué que je me trouvais en Floride, sans entrer dans les détails de mon périple. Mais mon père, qui n’avait fait qu’un seul grand voyage en avion dans sa vie pour se rendre en pèlerinage à La Mecque, en dehors de ses allers et retours au pays, avait malgré tout le sens de la géographie, du lointain. Il avait senti le piège : — Tu es chez Dgeourge Bouche ? Il y avait de la peur dans sa voix. Les fils du téléphone tremblaient. — Tu es chez le diable ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? Attention à toi, mon fils, ces gens-là peuvent te faire du mal… À force, il avait fini par me transmettre son angoisse. Je ne sais ce que cachait son avertissement, mais avant que j’aie pu le rassurer, il s’inquiétait déjà de savoir si j’avais de l’argent dans ma poche, où j’allais dormir, ce que j’allais manger. Avaient-ils des hôtels, là-bas ? — Mais bien sûr, papa, c’est l’Amérique ! Des hôtels, il y en a plein les rues. Il y a tout ce que tu veux, ici. Tout, même ce que tu ne veux pas. Il n’avait jamais dormi dans un hôtel. Il était aussi intrigué par le nombre d’heures à passer dans les cieux pour arriver là. Neuf ! Sa voix en était restée suspendue à l’autre bout du fil. — Allô, Abboué, tu es toujours là ? — Oui, moi je suis bien là, fils, mais toi, où es-tu ? — Ça va, ne te fais pas de mauvais sang, je vais revenir bientôt… Tu m’entends ? — Oui, oui, j’entends. J’essayais de voir dans ma tête combien ça fait, neuf heures d’avion… Moi, pour aller en Algérie, je passe une heure et demie en l’air… Bon, mais assez parlé, le téléphone coûte cher, je te laisse, mon fils. Qu’Allah veille sur toi et tes voyages, mais un jour faudra t’arrêter de… parce que tu sais… les… pas bien… Des agents de la CIA envoyaient de la friture sur la ligne téléphonique. La voix de mon vieux père s’était hachée puis estompée dans les méandres des réseaux internationaux de télécommunications et, du fait des imbroglios technologiques, avait été remplacée par une conversation en espagnol entre un homme et une femme qui se crachaient à la figure leur haine et leurs sales vérités sur l’amour. Je cherchais Abboué sur les ondes. — Allô ? Allô ? Tu es où ? Porfavor, silencio ! Tu es où, Abboué ? Je l’avais retrouvé plus loin, toujours les deux pieds sur terre. — À Lyon, où veux-tu que je sois ? J’avais conclu la conversation en lui recommandant de bien prendre soin de sa santé, d’accord ? Sa santé ? Oh, pour l’heure ça allait, il arrivait à tenir tous les bouts qui étaient encore valides, mais pour le reste, le grand reste, c’est Dieu qui tenait les ficelles. Lui seul. — Allez, embrasse maman. Elle avait suivi notre discussion à l’écouteur. À la fin, elle avait seulement demandé quand j’allais rentrer et j’avais répondu dans deux semaines, un peu moins. Mon père avait repris l’appareil en main pour me souhaiter malgré tout bon séjour chez les Bush avant de raccrocher. J’allais recevoir une belle facture de téléphone, mais mes vieux parents méritaient bien cela et même beaucoup plus. J’avais raccroché, moi aussi, doucement, le temps de mesurer la distance qui me séparait d’eux. En quittant leur village misérable, où le blé ne suffisait plus à remplir les ventres des enfants, et en rejoignant les usines de France pour s’enrôler dans les armées de main-d’œuvre, ils avaient accompli un fabuleux voyage. C’était leur Amérique, en quelque sorte. Moi, en fréquentant l’école des Français, en faisant de Vercingétorix le héros de mes jeux, j’avais accompli un autre déplacement, moins loin, mais sans retour, j’étais devenu Franc, Gaulois. Et aujourd’hui, je ne savais comment leur expliquer l’Amérique, ni même le sens du mot « écrivain ». Ils ne savaient ni lire ni écrire. Comment leur parler de géographie alors qu’ils imaginaient le monde comme un segment bordé par Sétif et Lyon ? Comment leur faire comprendre qu’il fait nuit chez George W. quand il est midi chez eux ? Je me sentais jet-largué. * « Welcome to T exas ! » murmura Alec, assis à côté de moi. À travers le hublot, je contemplais le paysage depuis plus d’une heure déjà, ces terrains plats, sans fin, qui s’enchaînaient les uns aux autres, et sur lesquels les agriculteurs avaient dessiné d’impressionnantes figures géométriques, circulaires, hexagonales ou triangulaires, sans doute afin de s’offrir quelque fantaisie et de travailler la terre en brisant l’insolente monotonie de l’espace. Parfois, j’apercevais la carcasse de leurs machines, dont on devinait depuis les cieux la puissance et l’envergure. Elles avaient l’allure de girafes géantes, d’éléphants difformes montés sur pneus Goodyear et jantes larges, d’araignées tentaculaires arrosant les immensités jaune-ocre ou verdâtres. Pas de doute, nous étions bien au pays de la quantité et de la rentabilité. Dans cette géométrie aux dimensions si extravagantes, la France faisait figure de petit coin de terre, et l’Algérie, mon autre fontaine identitaire, de petit bac à sable blanc. C’était la première fois que mes yeux découvraient le T exas. Rien que le nom me faisait rêver depuis l’enfance, à cause des westerns et des livres de cow-boys. J’avais les deux pieds dedans, à présent, enfin presque, si le ciel, avec l’appui de George W., le chitane, ne nous faisait pas d’entourloupes jusqu’à l’atterrissage. Après avoir admiré le paysage, Alec reprit sa position et se replongea dans le texte de sa conférence, ses lunettes solidement arrimées sur l’arête aiguisée de son nez anglais. Je l’ai laissé se concentrer. Il mettait la dernière touche à son exposé sur la littérature minoritaire en France, un sujet dont il avait fait sa spécialité et dont il était l’expert reconnu dans les universités du monde entier. Nous nous étions connus il y a une vingtaine d’années à Lyon, où il venait m’interviewer pour une recherche, et nous étions vite devenus amis, grâce aux Monty Python et, plus précisément, à La Vie de Brian, film qui m’avait définitivement transformé en anglophile convaincu. Un peuple capable de produire cet humour ne pouvait pas être mauvais. Qui plus est, je ne nourrissais aucune rancœur historique contre les Anglais, mes grands-parents n’ayant pas participé à la bataille de Trafalgar. Sanglée sur son siège, l’hôtesse annonça d’une voix tremblotante l’atterrissage imminent sur l’aéroport de Lubbock. Alec sourcilla nerveusement, son visage se crispa. Je commençais à transpirer des mains. Quelque chose ne tournait pas rond dans les moteurs. Je fixai l’aile. Pas d’incendie visible, juste une légère fuite d’huile. Et si tout devait se terminer ici ? Si cet atterrissage à Lubbock se soldait par un crash et que nos vies, si bien remplies, étaient broyées sur le tarmac de la piste, tel un rouleau de papier peint sur du sable ? J’aurais bien aimé disposer de leurs fameux masques à oxygène pour respirer, mais ils n’étaient disponibles qu’en cas de dépressurisation soudaine de la cabine. Je resserrai un peu plus ma ceinture de sécurité. Alec ôta ses lunettes et ferma les yeux pour réciter son exposé ou peut-être pour prononcer une prière. J’en profitai pour écrire un texto imaginaire à mon dieu et lui rappeler que j’avais des parents et deux filles que j’aimais plus que tout au monde et que je voulais les revoir en France. Lubbock, Texas. Je sentais les milliers de kilomètres qui me séparaient désormais de ma maison. Lubbock ! Comment les miens allaient-ils me retrouver ici en cas de décès après le crash ? Qui viendrait chercher ma dépouille en ce bout de monde ? Personne ne connaissait ce bled, à part ses habitants. Alec dut ressentir ma détresse. Il s’efforça de me faire la conversation, sans doute pour m’occuper l’esprit et m’épargner la conscience de mes derniers instants. Il se mit à m’expliquer que Lubbock était la ville natale de Buddy Holly, un chanteur des années cinquante, mort à vingt-deux ans. Je n’en avais jamais entendu parler, mais quand il avait entonné son plus grand tube, Peggy Sue, je m’étais senti en terrain familier. Cependant, mon enthousiasme était aussitôt retombé en apprenant que le jeune rocker avait laissé sa peau et sa guitare à la sortie du virage de l’adolescence… dans un accident d’avion. Mes mains recommencèrent à transpirer de plus belle. Je serrai ma ceinture d’un cran supplémentaire, le dernier, tirai le pare-soleil sur le hublot pour ne pas voir la terre d’Amérique qui montait vers l’avion à plus de deux cents kilomètres à l’heure. Bien sûr, l’atterrissage se déroula normalement. Malgré uploads/Geographie/ azouz-begag-marteau-pique-coeur.pdf

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