CHAPITRE 1 Le soir, quand tous dorment, les riches dans leurs chaudes couvertur
CHAPITRE 1 Le soir, quand tous dorment, les riches dans leurs chaudes couvertures, les pauvres sur les marches des boutiques ou sous les porches des palais, moi je ne dors pas. Je songe à ma solitude et j’en sens tout le poids. Ma solitude ne date pas d’hier. Je vois, au fond d’une impasse que le soleil ne visite jamais, un petit garçon de six ans, dresser un piège pour attraper un moineau mais le moineau ne vient jamais. Il désire tant ce petit moineau ! Il ne le mangera pas, il ne le martyrisera pas. Il veut en faire son compagnon. Les pieds nus, sur la terre humide, il court jusqu’au bout de la ruelle pour voir passer les ânes et revient s’asseoir sur le pas de la maison et attendre l’arrivée du moineau qui ne vient pas. Le soir, il rentre le cœur gros et les yeux rougis, balançant au bout de son petit bras, un piège en fl de cuivre. Nous habitions Dar Chouafa, la maison de la voyante. Efectivement, au rez-de-chaussée, habitait une voyante de grande réputation. Des quartiers les plus éloignés, des femmes de toutes les conditions venaient la consulter. Elle était voyante et quelque peu sorcière. Adepte مؤيد de la confrérie des Gnaouas (gens de Guinée) elle s’offrait, une fois par mois, une séance de musique et de danses nègres. Des nuages de benjoin (bokhour) emplissaient la maison et les crotales ثعابين et les guimbris nous empêchaient de dormir, toute la nuit. Je ne comprenais rien au rituel compliqué qui se déroulait au rez-de-chaussée. De notre fenêtre du deuxième étage, je distinguais à travers la fumée des aromates التوابل les silhouettes gesticuler. s'agiter Elles faisaient tinter خشخشة leurs instruments bizarres. J’entendais des you-you. Les robes étaient tantôt bleu-ciel, tantôt rouge sang, parfois d’un jaune flamboyant. ملتهبة Les lendemains de ces fêtes étaient des jours mornes كئيب, plus tristes et plus gris que les jours ordinaires. Je me levais de bonne heure pour aller au Msid, école Coranique située à deux pas de la maison. Les bruits de la nuit roulaient encore dans ma tête, l’odeur du benjoin et de l’encens بخور m’enivrait ثمل. Autour de moi, rôdaient les jnouns, les démons noirs évoqués par la sorcière et ses amis avec une frénésie نوبة État d'exaltation violente qui touchait au délire. Je sentais les jnouns me frôler Toucher légèrement de leurs doigts brûlants ; j’entendais leurs rires comme par les nuits d’orage. Mes index dans les oreilles, je criais les versets tracés sur ma planchette avec un accent de désespoir. Les deux pièces du rez-de-chaussée étaient occupées par la Chouafa principale locataire. Au premier étage habitaient Driss El Aouad, sa femme Rahma et leur flle d’un an plus âgée que moi. Elle s’appelait Zineb et je ne l’aimais pas. Toute cette famille disposait d’une seule pièce, Rahma faisait la cuisine sur le palier. Plate-forme qui sépare les volées d'un escalier et spécialement celle qui, de plain-pied avec les locaux de chaque étage d'un bâtiment, leur donne accès Nous partagions avec Fatma Bziouya le deuxième étage. Nos deux fenêtres faisaient vis-à-vis et donnaient sur le patio, فناء un vieux patio فناء dont les carreaux avaient depuis longtemps perdu leurs émaux Matière vitreuse, transparente ou opaque, dont on recouvre certaines matières pour les protéger de couleur et qui paraissait pavé رصف de briques. Il était tous les jours lavé à grande eau et frotté au balai de doum. Les jnouns aimaient la propreté. Les clientes de la Chouafa avaient dès l’entrée une bonne impression, impression de netteté et de paix qui invitait à l’abandon,(abandonner) aux confidences أسرار - autant d’éléments qui aidaient la voyante à dévoiler plus sûrement l’avenir. Il n’y avait pas de clientes tous les jours. Aussi inexplicable que cela puisse paraître, il y avait la morte-saison. On ne pouvait en prévoir l’époque. Brusquement, les femmes cessaient d’avoir recours à des philtres Breuvage préparé selon les règles de la magie ou de la sorcellerie, destiné à inspirer l'amour. d’amour, se préoccupaient moins de leur avenir, ne se plaignaient plus de leurs douleurs des reins, des omoplates الكتف ou du ventre, aucun démon ne les tourmentait. La Chouafa choisissait ces quelques mois de trêve هدنة pour s’occuper de sa santé propre. Elle se découvrait des maux سوء que sa science ne pouvait réduire. Les diables l’hallucinaient يهذي, se montraient exigeants quant à la couleur des caftans, l’heure de les porter, les aromates qu’il fallait brûler dans telle ou telle circonstance. Et dans la pénombre الشفق lumiére faiblede sa grande pièce tendue de cretonne (Tissu), la chouafa gémissait أنين, se plaignait, conjuraitناشد , se desséchait dans des nuages d’encens بخور et de benjoin. J’avais peut-être six ans. Ma mémoire était une cire fraîche et les moindres événements s’y gravaient en images ineffaçables. Il me reste cet album pour égayer (divertir) ma solitude, pour me prouver à moi-même que je ne suis pas encore mort. A six ans j’étais seul, peut-être malheureux, mais je n’avais aucun point de repère qui me permît d’appeler mon existence : solitude ou malheur. Je n’étais ni heureux, ni malheureux. J’étais un enfant seul. Cela, je le savais. Point farouche de nature, j’ébauchai( commencer, entamer une action)de timides amitiés avec les bambins األطفال الصغار de l’école coranique, mais leur durée fut brève. Nous habitions des univers différents. J’avais un penchant pour le rêve. Le monde me paraissait un domaine fabuleux, une féerie grandiose où les sorcières entretenaient un commerce familier avec des puissances invisibles. Je désirais que l’Invisible m’admît à participer à ses mystères. Mes petits camarades de l’école se contentaient du visible, surtout quand ce visible se concrétisait en sucreries d’un bleu céleste سماوي ou d’un rose de soleil couchant. Ils aimaient grignoter (manger par tout petits morceaux à bout de dents), sucer, mordre à pleines dents. Ils aimaient aussi jouer à la bataille, se prendre à la gorge avec des airs d’assassins, crier pour imiter la voix de leur père, s’insulter pour imiter les voisins, commander pour imiter le maître d’école. Moi, je ne voulais rien imiter, je voulais connaître. Abdallah, l’épicier, me raconta les exploits d’un roi magnifique qui vivait dans un pays de lumière, de fleurs et de parfums, par delà les Mers des Ténèbres, par delà la Grande Muraille. Et je désirais faire un pacte avec les puissances invisibles qui obéissaient aux sorcières afin qu’elles m’emmènent par delà les Mers des Ténèbres et par delà la Grande Muraille, vivre dans ce pays de lumière, de parfums et de fleurs. Mon père me parlait du Paradis. Mais, pour y renaître, il fallait d’abord mourir. Mon père ajoutait que se tuer était un grand péché, un péché qui interdisait l’accès à ce royaume. Alors, je n’avais qu’une solution : attendre ! Attendre de devenir un homme, attendre de mourir pour renaître au bord du fleuve Salsabil. Attendre ! C’est cela exister. A cette idée, je n’éprouvais certainement aucune frayeur رعب. Je me réveillais le matin, je faisais ce qu’on me disait de faire. Le soir, le soleil disparaissait et je revenais m’en-dormir pour recommencer le lendemain. Je savais qu’une journée s’ajoutait à une autre, je savais que les jours faisaient des mois, que les mois devenaient des saisons, et les saisons l’année. J’ai six ans, l’année prochaine j’en aurai sept et puis huit, neuf et dix. A dix ans, on est presque un homme. A dix ans, on parcourt seul tout le quartier, on discute avec les marchands, on sait écrire, au moins son nom, on peut consulter une voyante sur son avenir, apprendre des mots magiques, composer des talismans. En attendant, j’étais seul au milieu d’un grouillement مزدحم de têtes rasées, de nez humides, dans un vertige de vociférations (parole dites avec colére) de versets sacrés. L’école était à la porte de Derb Noualla. Le fqih, un grand maigre à barbe noire, dont les yeux lançaient constamment des flammes de colère, habitait la rue Jiaf. Je connaissais cette rue. Je savais qu’au fond d’un boyau passage long et etroit / intestins ) noir et humide, s’ouvrait une porte basse d’où s’échappait, toute la journée, un brouhaha هرج ومرج continu de voix de femmes et de pleurs d’enfants. La première fois que j’avais entendu ce bruit, j’avais éclaté en sanglots parce que j’avais reconnu les voix de l’Enfer telles que mon père les évoqua أثار un soir. Ma mère me calma : - Je t’emmène prendre un bain, je te promets un orange et un œuf dur et tu trouves le moyen de braire نهيق comme un âne ! Toujours hoquetant fouwa9a, je répondis : - Je ne veux pas aller en Enfer. Elle leva les yeux au ciel et se tut (se taire passé simple), confondue par tant de niaiserie.(stupidité) Je crois n’avoir jamais mis les pieds dans un bain maure depuis mon enfance. Une vague appréhension et un sentiment de malaise m’ont toujours empêché d’en franchir la porte. A bien réfléchir je n’aime pas les bains maures. La promiscuité, uploads/Geographie/ boite-a-merveille.pdf
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- Publié le Jan 29, 2022
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