Michel Francard L’influence de Bruxelles sur le français en Belgique Le lexique
Michel Francard L’influence de Bruxelles sur le français en Belgique Le lexique d’origine flamande ou néerlandaise Le rôle des grandes villes dans l’évolution des langues retient l’attention des linguistes depuis des décennies. Lieux de passages, de brassages et d’échanges, les centres urbains sont de véritables pôles d’innovation linguistique, dont l’influence se fait sentir bien au-delà des frontiè- res de l’agglomération. L’influence des grands centres urbains sur l’évolution du français en Belgique n’a pas encore été étudiée de près, ni pour le présent, ni pour le passé. Cette contribution s'inscrit dans cette thématique en se focalisant sur le français aujourd’hui en usage à Bruxelles. Après un bref rappel de l’histoire des langues dans la capitale et une mise au point sur l’appel- lation – quelquefois trompeuse – de « français bruxellois », cette étude aborde le lexique « bruxellois » dans sa composante germanique, en distinguant les formes et locutions spécifi- ques à la capitale de celles qui sont partagées avec la Wallonie. À travers ces exemples, on tente de mieux comprendre le statut du français pratiqué à Bruxelles et le rôle de la capitale du pays dans la dynamique du français en usage en Belgique. Michel Francard est professeur ordinaire à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la- Neuve, Centre de recherche VALIBEL – Institut Langage & Communication), où il enseigne la linguistique française et la sociolinguistique. Ses recherches actuelles portent notamment sur les variétés de français d’aujourd’hui et sur leurs rapports avec l’environnement linguistique, social, politique et économique. Il a collaboré à la rédaction de plusieurs dictionnaires du fran- çais, dont le Nouveau Petit Robert à partir de l'édition 2008. Il vient de publier, avec G. Geron, R. Wilmet et A. Wirth, le Dictionnaire des belgicismes (éditions De Boeck, 2010). la revue scientifique électronique pour les recherches sur Bruxelles www.brusselsstudies.be numéro 45, 13 décembre 2010. ISSN 2031-0293 Brussels Studies est publié avec le soutien de l’IRSIB (Institut d'encouragement de la recherche scientifique et de l'innovation de Bruxelles - Région de Bruxelles-Capitale) Contacts : Michel Francard, +32(0)477 572 056, michel.francard@uclouvain.be Christophe Mincke (Secrétaire de rédaction), +32(0)2 211 78 22 / +32(0)473 21 02 65 mincke@fusl.ac.be Introduction 1 Le rôle des grandes villes dans l’évolution des langues retient l’attention des linguis- tes depuis des décennies. Lieux de passages, de brassages et d’échanges, les centres urbains sont de véritables pôles d’innovation linguistique, dont l’influence se fait sentir bien au-delà des frontières de l’agglomération. L’influence des grands centres urbains sur l’évolution du français en Belgique n’a pas encore été étudiée de près, ni pour le présent, ni pour le passé. Nous dispo- sons bien sûr d’études sociolinguistiques qui décrivent à grands traits l’évolution dans les pratiques linguistiques de la population urbaine ; mais très peu vont jusqu’à décrire les traits caractéristiques des variétés langagières en usage dans les princi- pales villes francophones du pays. Cette contribution propose d’aborder succinctement le français aujourd’hui en usage à Bruxelles. Après un bref rappel de l’histoire des langues dans la capitale (1), nous préciserons ce que recouvre l’étiquette – quelquefois trompeuse – de « fran- çais bruxellois » (2). Puis, nous illustrerons le lexique « bruxellois » (3), en distinguant les formes et locutions spécifiques à la capitale (3.1) de celles qui sont partagées avec la Wallonie (3.2). À travers ces exemples, nous tenterons de mieux compren- dre le statut du français pratiqué à Bruxelles et son rôle dans la dynamique du fran- çais en usage en Belgique. Brussels Studies la revue scientifique électronique pour les recherches sur Bruxelles 1 1 Nous remercions Philippe Hambye et Aude Wirth (Université catholique de Louvain - Lou- vain-la-Neuve) pour leur relecture attentive d’une version provisoire de cet article. Notre grati- tude s’adresse également à Ludovic Beheydt (UCL) qui, dans le cadre du Dictionnaire des belgicismes (Francard et al. 2010), a permis d’établir ou de valider de nombreux parallèles entre le français en Belgique francophone d’une part, le flamand, le néerlandais de Belgique et le néerlandais standard d’autre part. M. FRANCARD, « L’influence de Bruxelles sur le français en Belgique. Le lexique d’origine flamande ou néerlandaise », Brussels Studies, Numéro 45, 13 décembre 2010, www.brusselsstudies.be 1. Bruxelles, îlot francophone dans un territoire historiquement flamand2 Le caractère francophone de Bruxelles est le résultat d’un long processus, entamé au Moyen Âge. Au moment de la fondation de Bruxelles 3, la population autochtone parle un dialecte bas allemand appelé thiois. La ville appartient à la principauté – devenue duché – de Brabant, qui pratique le bilinguisme dans l’emploi administratif des langues : le welche (wallon) dans le « roman païs de Brabant » et le thiois sur le reste du territoire. Lors de l’introduction des langues vernaculaires dans les chancelleries princières au 13e siècle, Bruxelles remplace le latin dans les actes administratifs par le thiois, à la différence tant de la Flandre que de la Wallonie qui optent pour le français. Cette situation se prolongera durant la période bourguignonne. Cette situation évolue au 16e siècle, pendant le régime espagnol, en raison de la francisation croissante de la cour et des élites. Charles-Quint ayant fait du français la langue de l’administration centrale, alors que le flamand restait l’apanage de l’admi- nistration locale, de plus en plus d’actes administratifs sont rédigés en français. Cette tendance se confirme durant le régime autrichien et est considérablement renforcée lors de la période française, qui impose notamment l’enseignement du français dans l’enseignement primaire4. Après l’intermède du rattachement des provinces belges aux Pays-Bas Unis, durant lequel Guillaume Ier tente en vain d’im- poser une politique de néerlandisation, le mouvement de francisation reprend de plus belle. Parallèlement à cette évolution dans les pratiques des élites et dans la sphère admi- nistrative, la pratique du français gagne peu à peu du terrain dans l’ensemble de la population. Les premières mentions d’une présence romane à Bruxelles datent du 13e siècle et font état de l’arrivée d’ouvriers wallons employés dans le domaine de la construction. Cette situation ne changera guère jusqu’au 19e siècle, moment où le français s’impose de plus en plus comme la langue de la promotion sociale. Les chiffres connus à travers les recensements5 parlent d’eux-mêmes : si les franco- phones représentent quelque 30 % de la population de Bruxelles en 1830, ils attei- gnent 70 % cent ans plus tard. Brussels Studies la revue scientifique électronique pour les recherches sur Bruxelles 2 2 Pour plus de précisions sur les aspects historiques, voir entre autres Baetens Beardsmore 1971 (19-56) et Bernard 1997 (239-250). 3 Le premier établissement dans la vallée marécageuse de la Senne, affluent de l’Escaut, pa- raît remonter au 6e siècle ; la première attestation du nom de la ville date de 966. 4 À la différence de l’instauration de l’enseignement primaire gratuit et obligatoire du début du 20e siècle, qui modifiera considérablement les pratiques linguistiques, la mesure prise durant la période française n’aura qu’un impact limité, la majorité des familles bruxelloises n’ayant pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école. 5 On connaît les biais habituels des recensements portant sur les pratiques linguistiques, cer- taines réponses faisant moins référence à la réalité vécue qu’à la réalité perçue, sinon à la réalité « désirable ». Le dernier recensement à portée linguistique a eu lieu en Belgique en 1947 (et les résultats n’ont été publiés qu’en 1954), la suppression de cette pratique ayant été obtenue suite aux pressions exercées notamment par quelque 300 bourgmestres flamands contestant l’adéquation des données recueillies aux pratiques linguistiques effectives. M. FRANCARD, « L’influence de Bruxelles sur le français en Belgique. Le lexique d’origine flamande ou néerlandaise », Brussels Studies, Numéro 45, 13 décembre 2010, www.brusselsstudies.be L’augmentation du nombre des francophones à Bruxelles au 20e siècle est le résul- tat d’un double mouvement : la francisation de la population autochtone et l’arrivée de nouveaux habitants pratiquant le français. On connaît les chiffres actuels (et les difficultés pour les établir, en l’absence d’instrument fiable de comptabilisation) : selon les estimations, la population de Bruxelles est aujourd’hui francophone à plus de 85 % (Bernard 1997 ; Janssens 2001, 2008) 6. Mais de quel français s’agit-il ? 2. Un « français bruxellois » ? Il est tout aussi illusoire de parler du français de Bruxelles (ou du français bruxellois) que du français de Paris ou du français de Montréal. L’hétérogénéité linguistique, culturelle et économique des grands centres urbains empêche d’y reconnaître une variété langagière unique. Qu’il soit parlé par une fonctionnaire européenne multilingue, un employé wallon récemment « monté » à la capitale ou une étudiante d’origine maghrébine, le fran- çais à Bruxelles prend des visages multiples, qui n’ont rien de spécifiquement « bruxellois », sinon leur coexistence géographique dans la capitale de l’Europe. Pourtant, il ne manque pas de publications qui traitent du « français régional de Bruxelles » (Baetens Beardsmore 1971) ou du « bruxellois » (Lebouc 1999, 2005). Lorsqu’on relève les productions écrites auxquelles ces dénominations sont appli- quées, on trouve régulièrement citées des pièces de théâtre comme le célébrissime Mariage de Mademoiselle Beulemans, de Fernand Wicheler et Frantz Fonson7 ou Bossemans et Coppenolle, de Paul Van Stale et Joris uploads/Geographie/ brussels-studies-numero-45-decembre-2010.pdf
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- Publié le Jan 27, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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