I. Façons d’aimer C. Aimer sa famille, sa patrie, son prochain : vers l’amour u

I. Façons d’aimer C. Aimer sa famille, sa patrie, son prochain : vers l’amour universel ? Documents d’accompagnement … vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens… Édit de Nantes, 13 avril 1598, article II En vérité, il y a deux amours, le vrai pour les bien- aimés, et le faux pour les autres, l’amour dit du prochain. Ah, comme ils aiment peu et comme ils se contentent de peu, les aimants du prochain ! Albert Cohen, Ô vous, frères humains, 1972  Sophocle, Antigone, 441 av. J.-C., Deuxième épisode, scènes 2 et 3 (trad. fr. Robert Pignarre, 1947) CRÉON. – Cette fille que tu amènes, où l’as-tu prise, et comment ? LE GARDE. – Elle ensevelissait le mort1. Que veux-tu savoir de plus ? CRÉON. – Comprends-tu la portée de tes paroles ? Et dis-tu bien la vérité ? LE GARDE. – Je l’ai vue ensevelissant le cadavre que tu as interdit d’ensevelir. Cela n’est-il point clair et précis ? CRÉON. – Comment a-t-elle été découverte et prise sur le fait ? LE GARDE. – Voici l’affaire. J’arrive, encore sous le coup de tes terribles menaces. Aussitôt, nous balayons la poussière qui recouvrait le cadavre et nous le mettons à nu. Comme il commençait à se décomposer, nous allons nous asseoir sur une butte voisine, en plein vent, à cause de l’odeur. Pour mieux nous tenir éveillés, nous nous gourmandions mutuellement, au cas où l’un de nous relâcherait sa garde. Nous sommes restés ainsi jusqu’au moment où le soleil a gagné le milieu du ciel – et ses rayons étaient cuisants. Mais voilà qu’un coup de vent soulève un tourbillon de poussière, véritable fléau céleste qui envahit toute la plaine, cinglant le feuillage, emplissant l’air jusqu’aux nues. Les yeux fermés, nous nous courbions sous le fléau. Au bout d’un long moment, quand la bourrasque s’est éloignée, nous apercevons la fillette qui pousse des lamentations aiguës, comme fait un oiseau affolé, quand il arrive au nid et n’y trouve plus ses petits. Elle aussi, en voyant le corps exhumé, elle se prend à gémir, à crier, à maudire les auteurs du sacrilège. De ses mains, elle amasse à nouveau de la poussière ; puis, levant une aiguière en bronze martelé, elle couronne le cadavre d’une triple libation. Nous accourons, nous l’appréhendons ; elle ne paraissait nullement effrayée. Nous l’interrogeons sur ce qu’elle avait fait la première fois, sur ce qu’elle venait de faire ; elle a tout avoué. J’en étais heureux et pourtant cela me faisait de la peine, car s’il est doux d’échapper au malheur, on n’aime point à y jeter des gens qui nous sont chers. Mais enfin, pour moi, n’est-ce pas, mon salut avant tout. CRÉON. – Eh bien, toi, oui, toi qui baisses le front vers la terre, reconnais-tu les faits ? ANTIGONE. – Je les reconnais formellement. CRÉON (au garde). – File où tu voudras, la conscience légère ; tu es libre. (À Antigone). Et toi, maintenant réponds en peu de mots. Connaissais-tu l’interdiction que j’avais fait proclamer ? ANTIGONE. – Comment ne l’aurais-je pas connue ? Elle était publique. CRÉON. – Et tu as osé passer outre à mon ordonnance ? ANTIGONE. – Oui car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes2. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la rigueur des dieux ? Je savais bien que je mourrais ; c’était inévitable – et même sans ton édit ! Si je péris avant le temps, je regarde la mort comme un bienfait. Quand on vit au milieu des maux, comment n’aurait-on pas avantage à mourir ? Non, le sort qui m’attend n’a rien qui me tourmente. Si j’avais dû laisser sans sépulture 1 Polynice, fils d’Œdipe et frère d’Antigone, qui avait combattu son frère Étéocle à la mort de leur père pour le titre de roi de Thèbes. Tous deux s’entretuant, c’est leur oncle Créon, beau-frère d’Œdipe, qui monte finalement sur le trône ; il accuse Polynice d’avoir déclenché cette guerre fraternelle et décrète qu’il ne pourra recevoir de sépulture. 2 Les Grecs connaissaient deux formes de justice : Thémis (le droit divin, la justice fondamentale) et Dikê (la justice distributive, le droit individuel). un corps que ma mère a mis au monde, je ne m’en serais jamais consolée ; maintenant, je ne me tourmente plus de rien. Si tu estimes que je me conduis comme une folle, peut-être n’as-tu rien à m’envier sur l’article de la folie ! LE CORYPHÉE. – Comme on retrouve dans la fille le caractère intraitable du père ! Elle ne sait pas fléchir devant l’adversité. CRÉON. – Apprends que les volontés trop rigides se brisent le plus facilement. Le fer massif, si tu le durcis au feu, tu le vois presque toujours éclater et se rompre. Mais je sais aussi qu’un léger frein a bientôt raison des chevaux rétifs. Oui, l’orgueil sied mal à qui dépend du bon plaisir d’autrui. Celle-ci savait parfaitement ce qu’elle faisait quand elle s’est mise au-dessus de la loi. Son forfait accompli, elle pèche une seconde fois par outrecuidance lorsqu’elle s’en fait gloire et sourit à son œuvre. En vérité, de nous deux, c’est elle qui serait l’homme si je la laissais triompher impunément. Elle est ma nièce, mais me touchât-elle par le sang de plus près que tous ceux qui dépendent du Zeus de notre maison3, ni elle ni sa sœur n’échapperont à une mort infâme. Car j’accuse également Ismène d’avoir comploté avec elle cette inhumation. Qu’on l’appelle : je l’ai rencontrée tout à l’heure dans le palais, l’air égaré, hors d’elle. Or ceux qui trament dans l’ombre quelque mauvais dessein se trahissent toujours par leur agitation… Mais ce que je déteste, c’est qu’un coupable, quand il se voit pris sur le fait, cherche à peindre son crime en beau. ANTIGONE. – Je suis ta prisonnière ; tu vas me mettre à mort : que te faut-il de plus ? CRÉON. – Rien. Ce châtiment me satisfait. ANTIGONE. – Alors, pourquoi tardes-tu ? Tout ce que tu dis m’est odieux – je m’en voudrais du contraire –, et il n’est rien en moi qui ne te blesse. En vérité, pouvais-je m’acquérir plus d’honneur qu’en mettant mon frère au tombeau ? Tous ceux qui m’entendent oseraient m’approuver, si la crainte ne leur fermait la bouche. Car la tyrannie, entre autres privilèges, peut faire et dire ce qu’il lui plaît. CRÉON. – Tu es seule, à Thèbes, à professer de pareilles opinions. ANTIGONE, désignant le chœur. – Ils pensent comme moi, mais ils se mordent les lèvres. CRÉON. – Ne rougis-tu pas de te démarquer d’eux ? ANTIGONE. – Il n’y a point de honte à honorer ceux de notre sang. CRÉON. – Mais l’autre, son adversaire, n’était-il pas ton frère aussi ? ANTIGONE. – Par son père et par sa mère, oui, il était mon frère. CRÉON. – N’est-ce pas l’outrager que d’honorer l’autre ? ANTIGONE. – Il n’en jugera pas ainsi, maintenant qu’il repose dans la mort. CRÉON. – Cependant ta piété le ravale au rang du criminel. ANTIGONE. – Ce n’est pas un esclave qui tombait sous ses coups ; c’était son frère. CRÉON. – L’un ravageait sa patrie ; l’autre en était le rempart. ANTIGONE. – Hadès n’en réclame pas moins ces rites. CRÉON. – Le méchant n’a pas droit à la part du juste. ANTIGONE. – Qui sait si ces distinctions sont reconnues comme sacrées aux yeux des morts ? CRÉON. – Un ennemi mort est toujours un ennemi. ANTIGONE. – Je suis faite pour partager l’amour, non la haine. CRÉON. – Descends donc là-bas, et, s’il te faut aimer à tout prix, aime les morts. Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi.  Bible, Évangiles de Matthieu et de Jean, Ier siècle (trad. fr. Lemaître de Sacy, XVIIe siècle) Évangile de Matthieu, 5, 43-48 43. Vous avez appris qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre ennemi. 44. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient : 45. afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 3 À l’intérieur de chaque demeure se dressait un autel en l’honneur de Zeus Herkéios (littéralement le « Zeus de l’enclos ») qui protège tous ceux qui vivent à l’intérieur de la maison. En sa qualité de chef de uploads/Geographie/ c-aimer-sa-famille-sa-patrie-son-prochain.pdf

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