« Des choses très anciennes mais oubliées ». Notes sur Jean-Marie Straub et Dan
« Des choses très anciennes mais oubliées ». Notes sur Jean-Marie Straub et Danièle Huillet Andrea Cavazzini Il est sans doute inutile d’insister, aujourd’hui, sur la signification « politique » du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Mais cette valeur politique risque constamment d’être réduite à l’évidence immédiate des positions des cinéastes à l’égard du monde contemporain et de l’industrie culturelle, ou aux résonances idéologiques évoquées par les écrivains dont les textes ont inspiré tel ou tel film des Straub. Certes, la critique straubienne de la société capitaliste actuelle est incontestablement lucide et les « rencontres » des deux cinéastes avec des auteurs et des textes ne sont jamais anodines. Mais leur cinéma est tout le contraire tant du cinéma à thèses que de l’allégeance à une « famille » idéologique. Si le cinéma a une valeur politique, ce n’est certainement pas en tant qu’outil pédagogique transmettant des catéchismes, ni comme schibboleth circulant entre les membres d’un groupe ou d’une tendance : Tout est politique, tout ce que vous faites dans la vie. Donc le cinéma, l'art le plus proche de la vie, est aussi l'art le plus politique. Ça ne veut pas dire que les films appelés « agit-prop » sont davantage politiques- souvent ils le sont moins (…). Il arrive qu'un film entièrement... disons, poétique... joue un rôle politique plus important qu'un film dont le sujet est directement politique1. La signification politique d’un film est inscrite dans l’arc qui se tend entre la forme de l’œuvre esthétique (l’aspect « poétique ») et la totalité de la vie que l’œuvre cinématographique restitue à un degré maximal. Cela implique nécessairement un décalage d’avec les modes immédiats de la pratique politique, un décalage dont Straub a une conscience aiguë : Je m’adresse à des citoyens singuliers, pas en tant que peuple, mais en tant que particuliers. Comme disait Lénine : « Il faut faire des films pour les minorités d’aujourd’hui qui seront les majorités de demain »2. Ce que l’art contient de politique s’écarte de l’immédiateté du présent et de la plénitude supposée d’un sujet socio-historique donné. La forme fait vivre le discours de la politique dans une temporalité plus longue, tissée de l’absence et du vide qu’entraînent l’anticipation et l’attente, mais aussi de la patience qui soutient la non-réconciliation. C’est la temporalité adéquate à un sujet qui a accepté de se laisser diviser entre la fausse totalité de l’instant présent et l’espérance révolutionnaire qui devra, selon une phrase que Straub attribue à Péguy, « remettre en place des choses anciennes mais oubliées ». L’absence du peuple La distance prise d’avec les coordonnées sociales et politiques immédiatement assignables ne pouvait manquer de susciter des polémiques interminables : Là, je vous renvoie à des gloses qui m’ont un peu agacé, des gloses qui n’en finissent plus. Jacques Rancière dit qu’Othon, « c’est un film sur l’absence du peuple »3. Cependant, la problématique de l’« absence du peuple » est réellement centrale dans l’œuvre des Straub. Mais il importe de distinguer cette absence d’un rapport purement négatif à l’action collective des opprimés. L’impossibilité de présenter immédiatement les luttes des exploités ne 1 « Conversation entre Pierre Clémenti, Miklos Janscó, Glauber Rocha et Jean-Marie Straub » (1970), in Dérives autour du cinéma, www.derives.tv, http://www.derives.tv/Conversation-entre-Pierre-Clementi. 2 J.-M. Straub, « Entretien avec J.-L. Raymond et S. Zanotti » (2007), in Rencontres avec J.-M. Straub et D. Huillet, Paris, Editions des Beaux-Arts, 2008, p. 94. 3 Ibid. relève pas d’un constat pessimiste, mais s’inscrit dans une dialectique complexe entre les strates temporelles qui composent l’histoire. L’avènement de l’émancipation collective s’absente de ce que l’image peut présentifier sous forme d’action et d’actualité, mais il en est d’autant plus renvoyé aux dimensions de l’anticipation de l’avenir et de la réactivation du passé. Serge Daney a bien mis en lumière cette dialectique temporelle dans Trop tôt/Trop tard. Les défaites des opprimés et de leurs révoltes sont inscrites dans une logique du retard et de l’anticipation qui « sauve » ce qui est banni de l’actualité historique, tout en renvoyant au delà de l’ordre actuel et de la loi du présent : « Les paysans se révoltent trop tôt et arrivent trop tard quand il s’agit du pouvoir. Ce battement obsessionnel est le "contenu" du film. Tel un motif musical, il est donné tout au début : "que les bourgeois ici comme toujours furent trop lâches pour soutenir leurs propres intérêts/que dès la Bastille la plèbe dut faire tout le travail" (Engels) »4. La « paysannerie » est donc la figure de tout ce qui échappe, dans l’histoire, à la présentification de l’ordre établi et du retour éternel de l’oppression. C’est tout le sens d’une remarque de Deleuze à propos des films des Straub : « Il y a quelque chose de paysan dans l’histoire »5. Ce que l’histoire contient de plus décisif est ce qui échappe au présent immédiat – un événement qui s’enracine dans les strates enfouies du non-actualisé : L’histoire est inséparable de la terre, la lutte de classes est sous terre, et si l’on veut saisir un événement, il ne faut pas le montrer, il ne faut pas passer le long de l’événement, mais s’y enfoncer, passer par toutes les couches géologiques qui en sont l’histoire intérieure (et pas seulement un passé plus ou moins lointain) (…). Saisir un événement, c’est le rattacher aux couches muettes de la terre qui en constituent la véritable continuité, ou qui l’inscrivent dans la lutte des classes6. La lutte des classes relève de cette historicité intime : passé absolu qui n’a jamais été présent, qu’aucun présent ne saurait épuiser, mais dont les virtualités cachées nourrissent l’histoire d’une réserve de réactivations possibles. Or ce passé absolu n’est accessible que grâce aux ressources de ce que Deleuze appelle l’image-temps, qui ne vise pas à représenter « positivement » l’unité organique d’une action mais qui se fonde au contraire sur les potentialités des écarts entre la sensibilité et l’action, le visuel et le sonore, la perception et le langage : Tel est bien chez les Straub le statut de l’image sonore et de l’image visuelle : des gens parlent dans un espace vide, et, tandis que la parole monte, l’espace s’enfonce dans la terre, et ne laisse pas voir, mais fait lire ses enfouissements archéologiques, ses épaisseurs stratigraphiques, atteste les travaux qui furent nécessaires et les victimes immolées pour fertiliser un champ, les luttes qui se déroulèrent et les cadavres jetés (De la nuée…, Fortini/Cani)7. Theodor W. Adorno et Hanns Eisler ont suggéré que la disjonction entre le son et l’image pourrait permettre la présentation paradoxale d’une action collective manquante, refoulée ou impossible. Le paradigme de cette présentation absente est la scène finale de Hangmen also die de Fritz Lang, dont Brecht a écrit le scénario : « Juste avant la fin, on montre une vue générale de Prague comme pour présenter le véritable héros du film : le peuple (…). La musique représente la collectivité : non la collectivité répressive qui s’enivre de son propre pouvoir, mais la collectivité opprimée, invisible, qui n’a aucune place sur l’image, et qui trouve un recours dans cette idée, laquelle est ici exprimée paradoxalement par la musique, par la distance qui sépare celle-ci de l’image »8. Il importe de souligner le statut de cette distance. L’impossibilité de représenter le peuple relève certes d’une situation de défaite et de passivité ; mais elle correspond aussi à une exigence dialectique : il faut que le « peuple » soit séparé de sa figure positive et organique, dont le déploiement en acte serait représentable par la « belle apparence » de l’image. La plénitude de 4 S. Daney, « Trop tôt/Trop tard », in Ciné-Journal I, Préface de G. Deleuze, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 127. 5 G. Deleuze, Cinéma II. L’image-temps, op. cit., p. 332. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Th. W. Adorno-H. Eisler, Musique de cinema (1947), traduit par J.-P. Hammer, Paris, L’Arche, 1972, p. 35 l’apparence ne saurait représenter que le simulacre ou la perversion de ce qui est visé comme manquant : l’action libératrice du collectif émancipé apparaîtrait comme déjà advenue, et non comme à-venir. La présence du « faux collectif » est encore un mode de l’éclipse de l’humanité libérée, de la distance qui sépare sa vérité de sa réalisation. La tâche de la forme esthétique est de présenter le potentiel de vérité de cette distance, et c’est une tâche éminemment dialectique. Dissonance et réconciliation Selon l’esthétique dialectique d’Adorno, la forme qui présente la non-réconciliation est déjà une première anticipation de la réconciliation. Ainsi, le traitement dialectique de l’absence chez les Straub relève de l’articulation formelle des dissonances dans un site commun : [Straub et Huillet] dépassent l’opposition son/image par un troisième terme, mais en donnant à percevoir entre ces deux éléments le gouffre qui les sépare d’abord. [Chez eux], on entend d’autant mieux le gouffre entre le son et l’image que ceux-ci ont été rigoureusement pris ensemble (…). C’est dans la terre même – troisième terme, instance unificatrice – que s’enracine l’unité uploads/Geographie/ cahiers-viiistraub.pdf
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- Publié le Jul 18, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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