P eut-on encore nier le changement climatique ? Voilà un phéno­ mène qui mobili

P eut-on encore nier le changement climatique ? Voilà un phéno­ mène qui mobilise les instances internationales les plus impor­ tantes, les décideurs publiques, les scientifiques, les industriels et les financiers, les sociétés comme les individus. Un phénomène dont l’origine anthropique est de mieux en mieux étayée mais pour lequel on constate un relatif désintérêt quant à la perception qu’en ont les indivi­ dus et les groupes humains. Il serait pourtant vain de penser pouvoir inciter à l’action contre le chan­ gement climatique des populations dont les représentations ne per­ mettent pas une meilleure perception des risques attachés à ce phéno­ mène. En plaçant cette préoccupation au cœur de sa réflexion, cette note pro­ pose de montrer comment l’étude des perceptions et des représenta­ tions humaines peut apporter des clefs à une meilleure prise en compte des problèmes climatiques. Pour ce faire, on montrera la nécessité de dépasser les obstacles propres à la connaissance de ce phénomène complexe (I) puis de favoriser une meilleure perception du risque climatique (II) avant de s’attacher, dans une dernière partie, au souci de développer une éthique qui favorise l’ac­ tion pour lutter contre le changement climatique (III). Afin de renouveler le regard porté sur les représentations du changement climatique, cette note mobilise des savoirs produits dans les champs des sciences cognitives et de l’anthropologie. Autrement dit, on va s’intéres­ ser à la fois aux processus de traitement de l’information par les indi­ vidus et aux contextes culturels et environnementaux dans lesquels ils sont immergés. Cela nous conduira à relater les résultats de nos propres recherches de terrain ainsi que d’un certain nombre d’études qui se sont intéressées à l’expérience propre des individus et des groupes humains vis-à-vis des risques climatiques, à leur perception de l’incertitude, à l’importance de l’environnement de proximité dans la création des mo­ des de pensée, et à la création des valeurs et des préoccupations envi­ ronnementales. Annamaria Lammel ANNAMARIA LAMMEL Maître de conférences HDR en psy­ chologie interculturelle (Université Paris 8) et chercheuse au laboratoire Paragraphe. Annamaria Lammel est an­ thropologue et docteure en psychologie cognitive. Elle fait partie des auteurs du 5e rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Les Notes de la FEP N°5 - Septembre 2015 #Climat #COP21 #Environnement #Perception #Valeurs #ActionClimatique Changement climatique : de la perception à l’action Pour comprendre l’importance de l’étude de la cognition et du contexte culturel dans la capacité des individus à réagir au changement climatique, il faut pouvoir replacer l’individu et ses caractéristiques spécifiques au centre d’un modèle théorique d’adaptation dynamique au changement. La figure présentée ci-dessous illustre bien les interactions entre les différentes com­ posantes que sont la cognition ou la culture et comment le comportement des individus influe sur le monde qui l’entoure1. LES CONCEPTS UTILISÉS Cognition Ensemble des processus mentaux qui permettent et structurent la connaissance. De nombreuses fonctions interviennent dans le processus cognitif telles que la mémoire, le langage, la perception, l’apprentissage. Si la psychologie classique a un temps opposé la cognition à l’affectivité, les sciences cognitives modernes reconnaissent généralement le rôle impor­ tant des émotions dans le processus cognitif. Vulnérabilité cognitive Il s’agit d’un état cognitif dans lequel le sujet ne dispose ni des informa­ tions / connaissances suffisantes, ni des modes de traitement de l’informa­ tion nécessaires à la compréhension optimale des phénomènes auxquels il est confronté. I. Dépasser les obstacles à la connaissance d’un phéno­ mène complexe A. Le changement climatique un phénomène systémique qui nécessite une « cognition complexe » Par opposition aux processus cognitifs de base (l’exploration d’informa­ tions, l’attention, la structuration visuelle…), les processus cognitifs com­ plexes2 permettent d’appliquer des relations logiques à des informations ou des représentations acquises par les individus et donnent accès au raison­ nement ou à la résolution de problèmes. - 2 - Note n°5 - Septembre 2015 Changement climatique : de la perception à l’action Le programme de recherche ACOCLI Cette note s’appuie en partie sur des recherches menées dans le cadre du projet ACOCLI (Adapta­ tion Cognitive aux Changements Climatiques), financé par l’Agence Nationale de Recherche et coor­ donné par Annamaria Lammel et Frank Jamet au sein du labora­ toire Paragraphe de l’Université Paris 8. La problématique générale du projet ACOCLI interroge la rela­ tion entre environnement et so­ ciété et plus précisément la rela­ tion entre société et climat. L’hypothèse générale est que la cognition humaine permet l’adaptation aux changements en­ vironnementaux. Cependant les changements climatiques rapides créent des conflits cognitifs qui engendrent une cognition défail­ lante et accroissent la vulnérabi­ lité. Ce projet comporte notamment l’étude des divers aspects de la cognition en lien avec les chan­ gements climatiques (représen­ tation, catégorisation, compré­ hension, cognition temporelle et spatiale et résolution de pro­ blèmes) sur des populations ex­ posées différemment aux risques climatiques. Plus de 800 entretiens individuels ont été réalisés dans ce cadre qu’il s’agisse de la France métropoli­ taine (Paris, Alpes, Ile de Ré) ou l’outre-mer (Guyane Française et Nouvelle Calédonie). L’objectif étant d’identifier les modèles co­ gnitifs qui sous-tendent les chan­ gements climatiques. 1. Voir: - Lammel, A., Dugas, E. Guillen Gutierrez, E. (2012). L’apport de la psy­ chologie cognitive à l’étude de l’adaptation aux changements climatiques: la notion de vulnérabilité cognitive. VertigO, 12.1. - Lammel, A., Dugas, E., & Guillen, C. (2011). Traditional way of thinking and predic­ tion of climate change in New Caledonia (France). Indian Journal of Traditional Knowledge, 10(1), 13-20. - Lammel, A., Guillen, C., Dugas, E., & Jamet, F. (2013). Cultural and environmental changes: Cognitive adaptation to global warming. in Selected papers from Steering the cultural dynamics: 2010 Congress of the International Association for Cross-Cultural Psychology, Melbourne Australia, 49-58. 2. Sternberg, R. J., & Ben-Zeev, T. (2001). Complex cognition: The psychology of human thought. Oxford University Press. 3. - Osman, M. (2010). Controlling uncer­ tainty: a review of human behavior in com­ plex dynamic environments. Psychological Bulletin, 136(1), 65. - Knauff, M., & Wolf, A. G. (2010). Complex cognition: the science of human reasoning, problem-solving, and decision-making. Cognitive processing, 11(2), 99-102. 4. - Kahneman, D. (2003). A perspective on judgment and choice: mapping bounded ra­ tionality. American psychologist, 58(9), 697. - Fischer, A., & Glenk, K. (2011). One model fits all?—On the moderating role of emo­ tional engagement and confusion in the elicitation of preferences for climate change adaptation policies. Ecological Economics, 70(6), 1178-1188. 5. - Johnson-Laird, P.N. (2008). Mental models and deductive reasoning. in Rips, L. and Adler. J. (Eds.). Reasoning: Studies in Human Inference and Its Foundations, Cambridge: Cambridge University Press, 206-222. - Evans, J. S. B. (2008). Dual-processing accounts of reasoning, judgment, and social cognition. Annual Review of Psychology, 59, 255-278. 6. Cf. Données de Météo France: http://www.meteofrance.com/climat/ france - 3 - Ces processus, comme l’apprentissage, la mémoire, la perception, la ca­ tégorisation, les émotions sont diversement inscrits dans les cultures humaines. L’homme, pour s’adapter au climat et au changement clima­ tique, doit développer progressivement des capacités spécifiques de rai­ sonnement et de résolution du problème pour comprendre et répondre à des conditions complexes3. Toutefois, la rationalité en terme de calcul de probabilité ou la prise de décision basée sur des règles mathématiques ne sont pas des qualités intrinsèques humaines, ni des caractéristiques propres aux organisations4. Un grand nombre d’études suggère que les capacités cognitives humaines sont limitées5. L’esprit humain moderne a du mal à appréhender le caractère systémique du climat. La compréhen­ sion de celui-ci nécessite de traiter un grand nombre d’interactions entre variables et des phénomènes de boucles de rétroaction positive ou néga­ tive (c’est à dire une réaction à une action initiale qui peut en amplifier ou en réduire la portée), dans un état d’incertitudes. Pour comprendre et représenter mentalement le changement climatique, il est donc nécessaire d’avoir recours à des processus cognitifs très com­ plexes. L’une des difficultés pour atteindre une meilleure représentation du dé­ règlement climatique peut être illustrée par ce qu’on peut nommer les obstacles « psycho-physiologiques » à la perception du réchauffement climatique. Ainsi, l’objectif actuel affiché pour lutter efficacement contre les conséquences du réchauffement climatique, consiste à limiter le ré­ chauffement de l’atmosphère à moins de 2°C en moyenne mondiale. Mais quelle est la signification de cet objectif pour l’individu en fonction de son expérience « physiologique » du climat ? En effet, certains individus expérimentent de grandes amplitudes thermiques journalières. A Paris par exemple, l’amplitude thermique moyenne est de 7,1°C et à Marseille de 9,4°C6. De fait, l’augmentation de la température de 2°C pour ces indi­ vidus semble être sans importance au regard de l’expérience des varia­ tions thermiques qu’ils expérimentent au quotidien. Mais cette perception est très différente chez les individus vivant dans des régions tropicales. Notre étude menée en Guyane française montre que le changement climatique, vécu comme réchauffement atmosphé­ rique, fait beaucoup plus peur. La température de la Guyane Française reste pratiquement identique tout au long de l’année sur l’ensemble du territoire, en l’absence de saison froide, l’expérience climatique suggère que la chaleur est permanente et irréversible. La moyenne de la tempé­ rature est de 26.5 °C uploads/Geographie/ changement-climatique-de-la-perception-a-l-x27-action.pdf

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