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____________________________________________________________________________________ Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2012, publiés par Jean-Claude Arnould (CÉRÉdI) et Emmanuel Faye (ÉRIAC). (c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », n° 8, 2013. Les cannibales de Montaigne à la lumière ethnologique de Clastres Christian FERRIÉ CPGE Strasbourg À Hélène Clastres « Des Cannibales » : le titre de l’essai de Montaigne peut paraître paradoxal. L’intention est évidente : cette réflexion sur la barbarie humaine entend rejeter comme unilatérale la condamnation morale et religieuse des pratiques anthropophagiques du Nouveau Monde que les voyageurs et les chroniqueurs ont révélées, en ce XVIe siècle finissant, à une France déchirée par les guerres de religion1. Le procédé est tout aussi clair : il s’agit de relativiser le cannibalisme pratiqué en Amérique en le réinsérant dans l’ensemble culturel où il prend sens, tout en éclairant les pratiques de cette nation prétendument barbare par des comparaisons valorisantes à l’Antiquité. Pourtant, le titre de l’essai a ceci d’étrange qu’il semble réduire la nation en question à sa coutume anthropophagique : « cette nation » alliée des Français qui habitait la contrée où le vice- amiral Villegagnon a fondé la France Antarctique – c’est celle dont les relations de Thevet (1557 et 1575) et de Léry (1578) nous entretiennent – n’a pas chez Montaigne de nom propre ; leur cannibalisme en ferait essentiellement des cannibales. Le paradoxe est d’autant plus grand que Montaigne refuse la démarcation sémantique entre les mauvais Cannibales et les bons Amériques, celle même mise en place par la délimitation cartographique du Pays des Cannibales entreprise par Thevet en 1557 à partir du cap de Saint-Augustin2 : par opposition aux Sauvages des Amériques, lesquels font de manière 1 Les Essais, livre I, chapitre XXXI, « Des Cannibales », éd. Pierre Villey (1924/1930), rééd. ss la dir. de V.-L. Saulnier (1965), PUF-Quadrige, 1992, p. 202-214 : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (p. 205). 2 Ce qui permettrait de mettre en place une distinction de principe entre cannibalisme et androphagie ou anthropophagie : voir Frank Lestringant, Le Cannibale. Grandeur et décadence, Perrin, 1994, chapitre 4, 2 Christian FERRIÉ barbare mourir leurs ennemis pris en guerre en les mangeant (il s’agit des Tamoio de la région autour de Rio de Janeiro), André Thevet dénomme et dénonce ces « Canibales » qui mangent « ordinairement chair humaine » (il s’agit cette fois des Tupi de la région située entre Bahia et le Maranhão3). Mais la distance prise par Montaigne avec le cosmographe du Roi suffit à lever le paradoxe apparent du titre. S’il le fallait, la lecture ethnologique de l’essai de Montaigne à laquelle nous invite sa description, ethnographique avant la lettre, des coutumes de ces « Cannibales » avère ce point. On peut même dire que cet essai annonce la « révolution copernicienne » que Pierre Clastres célèbre dans un article, Copernic et les Sauvages (1969), qui ne porte pas par hasard une citation des Essais de Montaigne en exergue4. La conversion du regard qui permet de briser le cercle herméneutique de l’ethnocentrisme – suivant en cela le chemin tracé par l’œuvre de Lévi-Strauss, laquelle a su prendre au sérieux la pensée sauvage –, cette conversion donc trouverait son inspiration dans le voyage de Montaigne au pays des Cannibales : si Jean de Léry écrit bien le bréviaire de l’ethnologue5, c’est la fraîcheur du regard de Montaigne qui en assure le succès au XVIe siècle6 et depuis lors. Il s’agirait de proposer une lecture ingénue de son essai, et ce en faisant abstraction de la mise en scène subtile et raffinée des références philosophiques et poétiques qui encadre la présentation par Montaigne des mœurs de cette nation cannibale du Brésil. Cela me semble justifié d’un double point de vue. Dégager les éléments ethnographiques du témoignage de Montaigne en faveur de p. 90-96 (démarcation géographique par Thevet entre le Brésil et le pays des Cannibales) vs p. 100 (le refus sémantique de Montaigne d’entériner cette distinction). Lestringant montre que cette distinction est pourtant celle, présupposée par le siècle de Montaigne, entre le cannibalisme d’horreur, qui répond à la satisfaction de la nécessité naturelle de se nourrir, et le cannibalisme d’honneur ou de fureur, lequel s’inscrit dans la logique de la vengeance et de la passion (voir en particulier la mise en place de cette opposition au chapitre 7). Voir, à ce propos, l’entretien de Pierre Clastres avec le journal Veja, « Cannibales et anthropophages » (31 janvier 1973), p. 123-128, in Pierre Clastres, Sens&Tonka, sous la direction de Miguel Abensour et Anne Kupiec, 2011. Clastres y distingue en principe l’anthropophagie pratiquée dans les sociétés primitives, qu’elle prenne une forme endo-cannibale (chez certains Guayaki) ou exo-cannibale (chez les Tupi-Guarani), du cannibalisme comme moyen exceptionnel de survie (comme lors de l’accident d’un avion qui s’est écrasé dans les Andes le 13 octobre 1972, événement qui amène les survivants à se nourrir de la chair des corps des victimes de la catastrophe aérienne). 3 Les Singularitez de la France Antarctique (1557), chap. XL vs chap. LXI : p. 232 (réédition par F. Lestringant dans Le Brésil d’André Thevet, 1997, éd. Chandeigne). 4 P. Clastres, « Copernic et les sauvages » (1969) in La société contre l’État (chapitre 1), p. 23 et p. 7. Soit la citation de Montaigne qui se trouve de facto au début de La société contre l’État : « On disoit à Socrates que quelqu’un ne s’estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s’estoit emporté avecques soy » (Essais, I, XXXIX, p. 239). 5 C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), Plon, Terre humaine/poche, 1972, p. 87. 6 « Entretien avec Claude Lévi-Strauss Sur Jean de Léry », in Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la Terre du Brésil (1578), texte établi, présenté et annoté par Frank Lestringant à partir de la seconde édition (1580), Librairie Générale Française, 1994, Livre de poche, p. 11. 3 LES CANNIBALES DE MONTAIGNE À LA LUMIÈRE ETHNOLOGIQUE DE CLASTRES l’humanité de ces Cannibales du Nouveau Monde ne serait-ce pas rendre justice aux Cannibales de Montaigne tout autant qu’à Montaigne lui-même ? 1. Les Cannibales sans Montaigne Les Cannibales qui circulent en France à l’époque de Montaigne et dont parlent les chroniqueurs français du XVIe siècle sont des Tupi-Guarani. Avant la Conquista, ces tribus constituent une population de plusieurs millions : ce qui est un fait tout à fait exceptionnel pour une société primitive ou sauvage7. Les tribus tupi-guarani qui vivaient dans la forêt amazonienne et sur le littoral ont une place tout à fait singulière aussi bien d’un point de vue ethnographique que dans une perspective historico- politique : ce sont les Tamoio ou Tupinamba qui servent de modèle à la figure du Cannibale tout autant que du Bon Sauvage ; ce sont des groupes guarani qui, d’une part, frayent aux Espagnols la voie vers l’or inca et, d’autre part, vont être rassemblés dans les missions jésuites des XVIe et XVIIe siècles. L’association entre Tupi et Guarani dans le vocable Tupi-Guarani provient d’une très grande homogénéité culturelle entre ces tribus, remarquable tant au plan de la vie socio-économique qu’au niveau des pratiques rituelles, des croyances religieuses et de la structure des mythes8. Les différences culturelles entre ces tribus tupi et guarani sont donc relativement négligeables, en particulier par rapport au cannibalisme, dont le rituel a été observé principalement à partir des Tupi côtiers. Il existe cependant une différence : chez les Tupi, seul le meurtrier changeait de nom alors que, chez les Guarani, tous ceux qui avaient mangé un morceau du corps ou l’avaient touché (les enfants étaient invités à broyer son crâne à la hache et à tremper leurs mains dans son sang) devaient changer de nom9. C’est l’occupation du territoire qui semble ainsi constituer la plus grande différence entre Tupi et Guarani : les Guarani à l’intérieur du Paraguay et les Tupi sur la côte brésilienne10. 7 P. Clastres, « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 69-70. 8 P. Clastres, « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud », in Recherches…, p. 61. 9 A. Métraux, « The Guarani », p. 88 in tome III du Handbook of South American Indians (1948); Métraux fait référence à Montoya (1892, p. 51). 10 P. Clastres, « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud » : III. Le monde tupi-guarani, in Recherches…: « Ces populations occupaient un très vaste territoire : au Sud, les Guarani s’étendaient du fleuve Paraguay à l’Ouest jusqu’au littoral atlantique à l’Est ; quant au Tupi, ils peuplaient ce même littoral jusqu’à l’embouchure de l’Amazone au Nord et s’enfonçaient dans l’arrière-pays sur une profondeur imprécise. C’est au nombre de plusieurs millions que se comptaient les Indiens […]. Fait notable chez ces Indiens : leur densité démographique uploads/Geographie/ christian-ferrie-quot-montaigne-et-les-cannibales-quot.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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