Christophe Bonneuil Jean-Baptiste Fressoz L’Evénement Anthropocène La Terre, l’

Christophe Bonneuil Jean-Baptiste Fressoz L’Evénement Anthropocène La Terre, l’histoire et nous Nouvelle édition révisée et augmentée y Editions du Seuil is b n 9 78-2-7578-5959-9 (ISBN 978-2-02-113500-8, 1" publication) © Éditions du Seuil, octobre 2013. et mai 2016 pour la mise à jour et les chapitres inédits Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 33S-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Pour Leonor, Maia, Cecilia, Estebcin, Pierre et autres tritons marbrés Préface À l'occasion de la publication de cet ouvrage en anglais et de cette édition poche, en 2016, nous avons souhaité réviser en profondeur le manuscrit. La vigueur des débats récents sur l'Anthropocène ainsi que la dynamique de l’histoire globale, de l'histoire environnementale, et des sciences du système Terre l'imposaient. Surtout, les débats et rencontres suscités par la première édition de cet ouvrage nous ont convaincus de la nécessité d'ajouter deux nouveaux chapitres. Le premier, intitulé « Agnotocène », retrace les constructions intellectuelles qui ont eu pour effet de marginaliser les alertes environne­ mentales et de dénier les limites écologiques, désinhibant ainsi l'agir humain à l’époque de l’Anthropocène. Le deuxième, « Capitalocène », étudie la captation très inégale des valeurs d'usage écologique du globe et la dynamique conjointe du capitalisme et des transformations du système Terre depuis un quart de millénaire. Nous souhaitons remercier tous les collègues, dont les remarques enthousiastes ou critiques ont enrichi notre ouvrage, notamment François Jarrige, Thomas Le Roux, Fabien Locher, Emilie Hache. Grégory Quenet, Marc Elie, Fredrik Albritton Jonsson, Simon Schaffer. David Edgerton, Clive Hamilton, Bruno Latour, Marc Robert, Dominique Pestre, Arny Dahan, Razmig Keucheyan, Cédric Durand, Pierre Charbonnier, Catherine Lar- rère. Sébastian Grevsmiihl, Frédéric Neyrat, Eduardo Viveiros de Castro. Alessandro Stanziani. Nous remercions également Séverine Nikel, Clara Breteau, Alice Leroy, Josette Fressoz, Cecilia Berthaud, Rebecca Berthaut pour leurs relectures serrées de tout ou partie du manuscrit de 2013, ainsi que les étudiant.e.s du séminaire d’« histoire de l’Anthropocène » de ces quatre dernières années à l’École des hautes études en sciences sociales qui nous ont permis d'expérimenter et discuter nos chapitres. Avant-propos Que s’est-il passé au juste sur Terre depuis un quart de millénaire ? L'Anthropocène. L’Antliropo-quoi ? L'Anthropocène : nous y sommes déjà, alors autant appri­ voiser ce mot barbare et ce dont il est le nom. C’est notre époque. Notre condition. Cette époque géologique est le fruit de notre histoire depuis deux siècles et quelques. L’Anthro­ pocène. c'est le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. C’est une Terre dont l’atmosphère est altérée par les 1 500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone que nous y avons déversées en brûlant charbon et pétrole. C’est un tissu vivant appauvri et artificialisé, imprégné par une foule de nouvelles molécules chimiques de synthèse qui modifient jusqu'à notre descendance. C’est un monde plus chaud et plus lourd de risques et de catastrophes, avec un couvert glaciaire réduit, des mers plus hautes, des climats déréglés. Proposé dans les années 2000 par des spécialistes des sciences du système Terre, l’Anthropocène est une prise de conscience essentielle pour comprendre ce qui nous arrive. Car ce qui nous arrive n’est pas une crise environnementale, c'est une révolution géologique d’origine humaine. Ne jouons pas les ingénus qui découvriraient subitement qu’ils ont transformé la planète : les entrepreneurs de la révolution industrielle qui nous ont fait entrer dans l’Anthro­ pocène ont appelé de leurs vœux et activement façonné cette nouvelle époque. Saint-Simon, chantre de ce qui s’appelait déjà « l’industrialisme », affirmait ainsi dès les années 1820 : l’objet de l’industrie est l’exploitation du globe, c’est-à-dire l’appropriation de ses produits aux besoins de l’homme, et comme, en accomplissant celte tâche, elle modifie le globe. 12 le transforme, change graduellement les conditions de son existence, il en résulte que par elle, l’homme participe, en dehors de lui-même en quelque sorte, aux manifestations successives de la divinité, et continue ainsi l’œuvre de la Création. De ce point de vue, l'Industrie devient le culte1 . Son pendant pessimiste, Eugène Huzar, prédisait en 1857 : Dans cent ou deux cents ans le monde, étant sillonné de chemins de fer. de bateaux à vapeur, étant couvert d’usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d'acide carbonique et d’oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d’acide carbonique et d’oxyde de carbone pourront bien troubler un peu l'harmonie du monde"1 . Ce livre se propose de penser cette nouvelle époque à tra­ vers les récits que l’on peut en faire. 1 1 appelle à de nouvelles humanités environnementales concourant à renouveler nos visions du monde et nos façons d’habiter ensemble la Terre. Les scientifiques accumulent des données et des modèles qui nous situent au-delà du point de non-retour à T Holocène sur la carte des temps géologiques. Ils produisent des chiffres et des courbes qui désignent l'humanité comme une force géologique majeure. Mais ces courbes dramatiques, quel récit peut leur donner sens ? La question est tout sauf théorique car chaque récit d’un « comment en sommes-nous arrivés là ? » constitue bien sûr la lorgnette par laquelle s’envisage le « que faire maintenant ? ». De l’Anthropocène, il existe déjà un récit officiel : « nous », l’espèce humaine, aurions par le passé, inconsciemment, détruit la nature jusqu’à altérer le système Terre. Vers la fin du xx' siècle, une poignée de « scientifiques du système Terre », climatologues, écologues, nous a enfin ouvert les yeux : maintenant nous savons, maintenant nous avons conscience des conséquences globales de l’agir humain. 1 2 L'Événement Anthropocène 1. Doctrine de Saint-Simon, t. 2. Paris, Aux Bureaux de l’Organisateur, 1830, p. 219. 2. Eugène Huzar. L'Arbre de la science, Paris, Dentu. 1857, p. 106. Avant-propos 13 Ce récit d’éveil est une fable. L’opposition entre un passé aveugle et un présent clairvoyant, outre qu’elle est historique­ ment fausse, dépolitise l’histoire longue de l’Anthropocène. Elle sert surtout à faire valoir notre propre excellence. Son côté rassérénant démobilise. Depuis vingt ans qu’elle a cours, on s’est beaucoup congratulé et la Terre s’est enfoncée toujours davantage dans les dérèglements écologiques. Dans sa variante gestionnaire, la morale du récit officiel consiste à donner aux ingénieurs du système Terre les clés du « vaisseau Terre » ; dans sa variante philosophique et incan­ tatoire, elle consiste à en appeler d'abord à une révolution morale et de pensée, qui seule permettrait de conclure un armistice entre humains et non-humains et une réconciliation de tous avec la Terre. Tenir l'Anthropocène pour un événement plutôt qu’une chose, c'est prendre au sérieux l’histoire et apprendre à travail­ ler avec les sciences dites dures, sans pour autant se faire les simples chroniqueurs d’une histoire naturelle des interactions de l'espèce humaine avec le système Terre. C’est également observer qu'il ne suffit pas de mesurer pour comprendre et que l'on ne saurait compter sur l'accumulation de données scien­ tifiques pour engager les révolutions/involutions nécessaires. C'est déjouer le récit officiel dans ses variantes gestionnaires ou iréniques et forger de nouveaux récits et donc de nouveaux imaginaires pour Y Anthropocène. Repenser le passé pour ouvrir l'avenir. L'Anthropocène, âge de l'homme ? Peut-être, mais que signifie pour nous, humains, d’avoir l’avenir d’une pla­ nète entre nos mains ? Accueillant à bras ouverts les travaux des scientifiques et des philosophes, nous nous efforcerons de penser l’Anthropocène en historiens car, si le dérèglement écologique atteint une dimension jamais égalée, ce n’est pas la première fois que des humains se posent la question de ce qu’ils font à la planète. Oublier leurs réflexions et leurs savoirs, leurs combats et leurs défaites, leurs illusions et leurs erreurs serait perdre une expérience précieuse pour les défis actuels. Enfin, tenir l’Anthropocène pour un événement, c’est acter que nous avons passé la porte de sortie de l’Holocène. Nous avons atteint un seuil. En prendre acte doit révolutionner les visions du monde devenues dominantes avec l’affirmation du capitalisme industriel basé sur l’énergie fossile. Quels récits historiques pouvons-nous donner du dernier quart de millénaire, 14 qui puissent nous aider à changer nos visions du monde et habiter l’Anthropocène plus lucidement, respectueusement et équitablement ? Tel est l’objet de cet ouvrage. La première partie présente les dimensions scientifiques de l’Anthropocène (chapitre 1) et ses implications radicales pour nos visions du monde et pour les sciences humaines et sociales (chapitre 2). La deuxième partie pointe les problèmes du récit « géocratique » actuellement dominant de l'Anthro­ pocène. Celui-ci dépeint la Terre comme un système vu du ciel (chapitre 3), l’histoire comme un match entre l'espèce humaine prise comme un tout et la planète, et les sociétés comme des masses ignorantes et passives ne pouvant être guidées et sauvées que par les savants et les technologies vertes (chapitre 4). Nous montrerons qu'un tel grand récit naturalise et dépolitise notre géohistoire plus qu'il ne uploads/Geographie/ christophe-bonneuil-jean-baptiste-fressoz-l-x27-evenement-anthropocene-la-terre-l-x27-histoire-et-nous-points-2016-pdf.pdf

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