177 Chronique / Kroniek Kongo / Congo La reconnaissance de jure de l’indépendan

177 Chronique / Kroniek Kongo / Congo La reconnaissance de jure de l’indépendance du Katanga Jean Stengers † Jean Stengers fut l’un des pionniers de l’histoire de la colonisation belge et son intérêt pour le sujet ne faiblit jamais jus­ qu’à ses tout derniers jours. C’est ainsi qu’il destinait aux Cahiers d’histoire du Temps présent, un texte que lui avait inspiré la publication du rapport de la Commission Lumumba. Il avait confronté ce travail avec sa connaissance intime de plusieurs pro­ tagonistes ou témoins de premier rang du processus d’indépendance du Congo. Emmanuel Gerard, membre du comité de rédaction des Cahiers, par ailleurs expert de la Commission Lumumba et donc coauteur du rapport publié, présenta à Jean Stengers une série d’observations sur le texte de ce dernier. Lequel , avec l’ou­ verture d’esprit qui le caractérisait, fit bon accueil à ces re­ marques, en demanda la com­ munication écrite et exprima son intention d’en tenir compte. Sa disparition brutale, le 15 août 2002, l’empêcha de donner suite à ces intentions. Persuadés de traduire en cela l’esprit scienti­ fique qu’il incarnait, désirant absolument donner connaissance au public de ce qui fut l’un de ses derniers écrits, mais tenant com­ pte de la discussion qui ne put malheureu­ sement s’achever, nous avons décidé de publier le texte accompagné des remarques formulées par Emmanuel Gerard. Nous pen­ sons ainsi rendre hommage à celui qui suivait nos activités et en particulier ces Cahiers avec une attention passionnée. L’indépendance du Katanga fut proclamée par Moïse Tshombe le 11 juillet 1960. Dans les jours qui suivirent, il y eut au sein du gouvernement belge des vacillements, que les textes publiés ici révèlent, au sujet de la reconnaissance de cette indépendance par la Belgique. L’homme qui s’y opposa le plus énergiquement fut André de Staercke, le représentant de la Belgique à l’OTAN. Le dernier à croire à la possibilité de la recon­ naissance fut le roi Baudouin. Il se heurta au refus de Spaak, ce qui mit fin à l’affaire. Les prodromes de l’indépendance du Katanga sont bien connus. Jusqu’au bout, les autorités belges, et avant tout l’an­ cien vice-gouverneur général Schöller, avaient été activement opposées à cette issue. C’est Schöller, paradoxalement, qui jouera sans le vouloir le rôle décisif dans ce proces­ sus. Face à une mutinerie de la Force publique, il réclamera, lors d’un appel téléphonique angoissé, l’in­ tervention des forces belges au Katanga 1. 1 Il s’agit de la célèbre communication téléphonique avec le ministre de la Défense nationale Arthur Gilson, où celui-ci ayant demandé “combien y a-t-il exactement de morts ?” , Schöller lui répondit impulsivement “Combien vous en faut-il ?” . Cette réponse fit sur Gilson l’effet d’un choc et le décida à faire intervenir à Élisabethville des forces belges (André Schöller, Congo 1950-1960. Mission au Katanga. Intérim à Léopoldville, Paris/Gembloux, Duculot, 1982, p. 188-189). ‘ “ • 178 Chronique / Kroniek Kongo / Congo La répression de la mutinerie et le main­ tien de l’ordre par les forces belges ouvri­ ront ainsi la voie à la procla­ mation de l’indépendance par Tshombe le 11 juillet 1960. Autour de Tshombe et de l’indépendance grouillera dès le début tout un petit mon­ de : milieux d’affaires, de l’Union minière et de la Société générale, et même milieux officiels belges avec d’Aspremont Lynden, chef de cabinet adjoint du Premier minis­ tre qui, pour la première fois, part pour le Katanga le 16 juillet 1960 à 24 h. 2, ou en­ core Crener, le consul général de Belgique à Élisabethville. La tendance générale consiste à aider le Katanga, seul bastion restant à la Bel­ gique au Congo. Cette situation a été fort bien décrite dans le rapport de la Commission d’enquête parlementaire “visant à déter­ miner les circonstances exactes de l’assas­ sinat de Patrice Lumum­ ba et l’implication éventuelle des respon­ sables politiques belges dans celui-ci” 3. Le rapport de la Commission et celui des experts qui y est incorporé ont, indépen­ damment des conclusions politiques et morales qui en ont été tirées et qui sont souvent discutables, apporté nombre d’élé­ ments fort utiles sur le problème crucial de l’assassinat de Patrice Lumumba et sur ce qui l’a précédé. Les experts dans leurs recherches ont ratissé très large. Est- ce à dire que rien ne leur a échappé ? Cela, dans l’état de dispersion des documents, était scientifiquement impossible. Nous voudrions compléter leur dossier en y ajou­ tant un certain nombre de documents inédits. Ceux-ci ont trait essentiellement à l’indépendance du Katanga et au pro­ blème de sa reconnaissance éventuelle par la Belgique. 1° La proclamation de l’indépendance du Katanga a été une désagréable surprise pour Schöller qui en a été profondément vexé. Ses sentiments ressortent fort bien du télex du 12 juillet 1960 (document inédit n° 1) dont voici le texte : “12 juillet 1960. Voici un message qui nous est par­ venu Éville et qui est à répéter à ministre Gilson à Bruxelles. Tshombe avoir pro­ clamé hier soir indépendance Katanga sans m’avoir préalablement signifié son in­ tention et sans m’avoir consulté d’aucune manière. Dans ces conditions estime ma présence ici n’être plus souhaitable. Vous demande prier De Schryver me rappeler en Belgique et me faire rapatrier par Baka 4. – Schöller” (Archives du ministère des Af­ faires étrangères, AF, I 56bis) 5. Ce texte exclut en tout cas toute complicité des autorités belges les plus responsables dans la proclamation de l’indépendance du Katanga. 2 Enquête parlementaire visant à déterminer les circonstances exactes de l’assassinat de Patrice Lumumba et l’implication éventuelle des responsables politiques belges dans celui-ci, Bruxelles, Chambre des Représentants, 2001, 2 vol., p. 61. 3 Voir note précédente. Publication désormais abrégée en Rapport Lumumba. 4 La base militaire belge de Kamina. 5 Série de télégrammes de 1960-1961 provenant du cabinet du ministre des Affaires africaines, qui sont entrés aux archives des Affaires étrangères en 1962. 179 Chronique / Kroniek Kongo / Congo Le général André Schöller, vice-gouverneur général du Congo belge, en 1958. (Photo CEGES) 2° D’Aspremont Lynden part à son tour pour le Katanga dans la nuit du 16 au 17 juillet 1960. C’est un voyage éclair : d’Aspremont voit essentiel­ lement Tshom­ be. De retour à Bruxel­ les le 19 juillet, il fait part dès la fin de la matinée à un comité 180 Chronique / Kroniek Kongo / Congo ministériel restreint des résultats de sa mission 6. Déjà dans la nuit du 18 au 19, il avait adressé à ce sujet un télex à Eyskens. En voici le début (texte partiellement iné­ dit n° 2) : “telegramme a 1er ministre via js2 (eml) premier contact tres bon stop acceuil (sic) proposition d aide en person­ nel avec enthousiasme stop comprennent necessite prudence belge sur plan inter­ national stop” (AGR, Papiers Eyskens, n° 6082; voir la suite du texte du télex dans Rapport Lumumba, p. 62). 3° L’atmosphère à Élisabethville au len­ demain de la proclamation d’indépendan­ ce. Les témoignages à ce sujet manquent. En voici un inédit (inédit n° 3). C’est une lettre datée du 18 juillet, adressée à ses amis belges par Daniel Gillet. Daniel Gillet était le neveu du gouverneur de la Société générale Paul Gillet. Il était directeur de la société congolaise d’assurances Soconga qui était chargée d’assurer les biens des sociétés congolaises. À ce titre, il faisait de nombreux séjours au Congo. À chaque fois, il informait ses correspondants par une sorte de lettre circulaire qu’un de ses amis bruxellois, Paul Hérinckx (fils de l’ancien bourgmestre d’Uccle) avait pour mission de remettre en copie à ceux que Gillet lui avait désignés. Après la dissolu­ tion de la Soconga, Daniel Gillet passera au groupe Lambert au sein duquel il fera toute sa carrière. Il a parfaitement reconnu la lettre de 1960 dont il était l’auteur, et je le remercie de son amabilité. Voici le texte de la lettre : “Éville, 18 juillet 1960. À l’heure où je t’écris, je ne sais pas encore si je pourrai voir Harold d’Aspre­ mont. Il est arrivé hier matin : mais j’ai dû faire un aller retour Éville-Usa 7 dans la journée, ce qui ne m’a pas permis de prendre contact : aujourd’hui, il semble full-up : et il se dit qu’il repart demain matin. Je confie rapidement à ce papier l’essentiel de ce que j’aurais voulu lui dire. Tout tour­ ne ici autour de l’indépendance katan­ gai­ se : il y a dans l’idée de cette indépendance beaucoup de cocarde, d’esprit revanchard (c’est d’ici que nous allons repartir à la “reconquista” du Congo dixit le consul général Crener), de complots européens, de manigances politiques indigènes, beau­ coup d’égoïsmes étroits et d’intérêts; mais il y a aussi beaucoup d’intérêts légitimes, de sens de l’ordre public et du bien com­ mun de la communauté katangaise, dont la compréhension est cependant déformée par un très grand défaut d’information politique et une large sous-estimation des éléments extra-katangais des problèmes : ceux de Léo, de Bruxelles, de New York et de Moscou. Devant l’anarchie du pouvoir central à Léo, il est légitime que uploads/Geographie/ chronique-stengers.pdf

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