1 Collège de France Jardins, paysage et génie naturel | Gilles Clément Jardins,
1 Collège de France Jardins, paysage et génie naturel | Gilles Clément Jardins, paysage et génie naturel Leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er décembre 2011 Gilles Clément Note de l’éditeur Page du professeur sur le site du Collège de France et vidéo de la leçon inaugurale : http://www.college-de-france.fr/site/gilles-clement/index.htm Texte intégral Parler du jardin ou du paysage dans le cadre du Collège de France, c’est envisager le jardin et le paysage comme un ensemble susceptible d’être enseigné sous la forme de cours. De mon point de vue, le jardin ne s’enseigne pas, il est l’enseignant. Je tiens ce que je sais du temps passé à la pratique et à l’observation du jardin. J’y ajoute les voyages, c’est-à-dire la mise en comparaison des lieux que l’homme habite et dans lesquels il construit à chaque fois un rapport au monde, une cosmologie, un jardin. J’y ajoute encore les rencontres, la diversité des pensées, la surprise, l’ébranlement des certitudes. Ces pratiques de terrain auxquelles je dois tout s’appuient néanmoins sur un alphabet du savoir, ce à quoi chacun 2 3 4 5 6 Trois définitions de nous devrait avoir accès et que, précisément, on appelle des cours, nécessaires pour accéder à l’expérience. Aussi me suis-je demandé comment on pouvait dispenser un savoir presque tout entier issu de la confrontation avec le terrain sous une autre forme que celle de l’atelier. L’atelier : un assemblage d’énergies croisées où les enseignants, « enseignés » par les étudiants et par le terrain lui-même, se contentent de réajuster les trajectoires de la puissance créative pour renforcer la cohérence et la clarté de la pensée. Aussi je remercie le Collège de France, et plus particulièrement Philippe Descola, de m’avoir invité à un exercice nouveau : faire passer le champ de nos hésitations à ceux qui, venus en étudiants, pourraient, à la fin, se découvrir jardiniers. Je parle de jardiniers et non de paysagistes, ou de techniciens de l’environnement, bien que les fonctions correspondant à ces profils soient liées entre elles. En composant le jardin, le jardinier crée un paysage ; en l’accompagnant dans le temps, il fait appel aux techniques de maintenance horticoles et environnementales. Il couvre le champ de la complexité des fonctions assumées séparément par le paysagiste et le technicien, mais avant tout il s’occupe du vivant. Cette charge singulière le démarque de tous les acteurs de l’espace public : les architectes, les urbanistes, les artistes, les aménageurs divers et, bien sûr, les paysagistes. S’il n’est pas nécessaire de faire appel au vivant pour construire un paysage, il est impensable de s’en passer dans un jardin. Pour cette raison, j’utiliserai plus souvent le terme de jardinier que celui de paysagiste. Cela se comprend ainsi : le paysagiste règle l’esthétique changeante du jardin (ou du paysage) ; le jardinier interprète au quotidien les inventions de la vie, c’est un magicien. L’un et l’autre se complètent, mais pour des raisons historiques récentes qui bouleversent le rapport de l’humanité à son habitat, on ne peut concevoir le rôle du paysagiste cantonné à la seule construction formelle ou fonctionnelle de l’espace en faisant abstraction de la dimension biologique, à moins d’en faire un simple designer, ce qu’il n’est pas. Jardin, paysage, environnement : trois termes du langage commun qui demandent précision. • Paysage, selon moi, désigne ce qui se trouve sous l’étendue de notre regard. Pour les non-voyants, il s’agit de ce qui se trouve sous l’étendue de tous les autres sens. À la question : « qu’est-ce que le paysage ? », nous pouvons répondre : ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ; ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé d’exercer nos sens au sein d’un espace 7 8 9 10 11 investi par le corps. Il n’y a pas d’échelle au paysage, il peut se présenter dans l’immense ou dans le minuscule, il se prête à toutes les matières – vivantes ou inertes –, à tous les lieux, illimités ou privés d’horizon : nous pouvons parler de paysage ici-même, au sein du Collège de France, dans cette salle pourvue de formes, de lumières, de relief et de sol en parterre tapissé d’humains… S’agissant d’un ressenti (et de sa transcription, par exemple dans un tableau : les premiers paysagistes sont des peintres et non des aménageurs), le paysage apparaît comme essentiellement subjectif. Il est lu à travers un filtre puissant composé d’un vécu personnel et d’une armure culturelle. La Beauce, interprétée comme un vide monotone en France, apparaîtra comme une étendue admirable à un Japonais dont le pays ne bénéficie nullement d’un tel espace. Ces constats font du paysage un objet irréductible à une définition universelle. En théorie, il y a donc autant de paysages, à propos d’un site, qu’il y a d’individus pour l’interpréter. Il existe, en réalité, des situations de partage lorsque la beauté dramatique ou sereine d’un paysage touche de façon égale un groupe assemblé dans le même instant et sous la même lumière au devant du même spectacle, à la condition que ce groupe partage les mêmes clefs de lecture, la même culture. Mais nul ne saura quelle émotion intime anime chaque individu de ce même groupe. Telle est la face irrémédiablement cachée du paysage. • Environnement est le juste opposé de paysage en ce qu’il tente de livrer une lecture objective de ce qui nous entoure. Il est aussi le versant partageable du paysage : une lecture scientifique fournie par les instruments d’analyse que chacun, quelle que soit sa culture, peut entendre et apprécier de façon comparable. Ainsi mesure-t-on l’acidité ou la basicité d’un sol (le pH) de la même façon en Europe, en Asie ou en Afrique, avec les mêmes outils et le même langage de restitution. La valeur sonore d’un site, l’émission de radiation d’une roche, la charge en oxyde de carbone de l’atmosphère, le taux de pollution d’un cours d’eau, etc. s’apprécient de façon comparable et stricte partout sur la planète, ce qui donne lieu à un « espéranto technique » pour une lecture scientifique du milieu dans lequel nous vivons. Le mot environnement, emprunté à l’anglais sans effort de traduction, désigne un ensemble difficilement saisissable composé d’une multitude de paramètres fluctuants qui tous ont à voir avec le vivant. Les données environnementales d’un site autorisent ou n’autorisent pas l’expression de la vie, favorisent ou ne favorisent pas l’expression de la biodiversité. Cet ensemble insaisissable, que d’autres appellent nature, se présente ici sous l’aspect rude et lisse d’un compte où les facteurs 12 13 14 15 agissants, débarrassés de toute expression sensible, se traduisent en débits ou en crédits, ce qui autorise au calcul, au placement, à la spéculation. L’environnement apparaît ainsi comme la réduction comptable et apparemment maîtrisable d’une complexité biologique difficile à comprendre et à maîtriser. Alors que la vie ne cesse d’inventer et d’enchaîner l’imprévisible au prévisible, les données environnementales calibrées et estimées permettent ce que les données naturelles1 jamais ne permettaient : la marchandisation du vivant. Les accords de Nagoya, au sujet desquels les médias sont restés très discrets, expriment bien cette réalité de l’économie face à la nature, donc au jardin2. Terme curieusement choisi pour désigner l’ensemble vivant complexe dans lequel nous évoluons, environnement se rapporte aux environs : ce qui se trouve à distance de nous. La langue espagnole propose medio-ambiante, le « milieu ambiant », et par- là suggère un état d’immersion plutôt qu’une mise à distance. Alors qu’environnement nous désolidarise du « vivant alentour », milieu ambiant nous rend solidaire de celui-ci en incluant d’emblée le genre humain dans un écosystème planétaire. S’il est possible de placer les composantes de l’environnement sur le marché, il semble difficile de procéder de la même façon pour le milieu ambiant, à moins d’envisager l’humanité elle-même comme une marchandise. Ces deux termes destinés à nous livrer la nature selon la lecture la plus scientifique et la plus objective possible aboutissent, on le voit, à deux attitudes distinctes, à deux regards sur la vie, à deux façons d’appréhender l’écologie ; nous aurons l’occasion d’y revenir. Mais on peut, en passant, vérifier que les mots, censés véhiculer des notions partagées à l’échelle planétaire, traduisent en réalité différentes façons de voir le monde. Et de ce point de vue, il est intéressant de poser métaphoriquement la question : quelle langue voulons-nous parler ? Celle d’une suprématie sur le vivant ou celle d’une égalité avec lui ? • Le jardin échappe aux divisions culturelles. Jardin ne se réfère à l’environnement que pour y établir les règles heureuses du jardinage, et au paysage pour les seules raisons qu’il ne cesse d’en créer. Le jardin, partout dans le monde, signifie à la fois l’enclos et le paradis3. L’enclos protège. Au sein de l’enclos se trouve le « meilleur » : ce que l’on estime être le plus précieux, le plus beau, le plus utile et le plus équilibrant. L’idée du meilleur change avec les temps de l’Histoire. L’architecture du jardin traduisant cette idée change en conséquence. Il s’agit non seulement d’organiser la nature selon une scénographie de uploads/Geographie/ clement-gilles-jardins-paysage-et-genie-naturel 1 .pdf
Documents similaires










-
35
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 17, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 2.0392MB