Communications Le sauvage et le domestique Mr Philippe Descola Résumé L'examen

Communications Le sauvage et le domestique Mr Philippe Descola Résumé L'examen des conceptions très diverses que des peuples de chasseurs-cueilleurs, de pasteurs nomades, d'horticulteurs tropicaux et d'agriculteurs se font des espaces qu'ils exploitent et transforment montre que l'opposition entre le sauvage et le domestique n'a rien d'universel, mais relève d'une trajectoire historique singulière dont l'origine est à rechercher dans les paysages issus de la colonisation romaine de l'Europe. Abstract Through a survey of the diverse conceptions that hunters-gatherers, nomadic herders, tropical swidden horticulturists and cultivators hold of the places that they exploit and transform, it is argued that the opposition between wilderness and domestication is entirely culture-specific, its probable origin being traced to the type of landscape accruing from the Roman colonisation of Europe. Citer ce document / Cite this document : Descola Philippe. Le sauvage et le domestique. In: Communications, 76, 2004. Nouvelles figures du sauvage. pp. 17-39; doi : 10.3406/comm.2004.2157 http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_76_1_2157 Document généré le 21/03/2017 Philippe Descola Le sauvage et le domestique On sait que l'universalité de la distinction entre un monde des réalités naturelles et un monde des réalités sociales est de plus en plus battue en brèche par des anthropologues, des philosophes ou des géographes qui contestent que l'on puisse généraliser une opposition issue de la pensée moderne à des peuples et des civilisations dont les cosmologies sont organisées d'une manière très différente de la nôtre. Ne pourrait-on pas objecter pourtant que le contraste entre le sauvage et le domestique constitue une dimension de cette opposition qui résiste à la contingence historique en ce qu'elle serait perçue sous toutes les latitudes, les humains ne pouvant s'empêcher d'opérer des distinctions élémentaires dans leur environnement selon qu'il porte ou non les marques de leur présence ? Jardin et forêt, champ et lande, restanque et maquis, oasis et désert, village et savane: autant de paires bien attestées, dira-t-on, et qui correspondent à l'opposition faite par les géographes entre écoumène et érème, entre les lieux que les humains fréquentent au quotidien et ceux où ils s'aventurent plus rarement *. L'absence dans maintes sociétés d'une notion homologue à l'idée moderne de nature ne serait alors qu'une question de sémantique, car, partout et toujours, l'on aurait su faire la part entre le domestique et le sauvage, entre des espaces fortement socialisés et d'autres qui se développent indépendamment de l'action humaine. À la condition de considérer comme culturelles les portions de l'environnement modifiées par l'homme et comme naturelles celles qui ne le sont pas, la dualité de la nature et de la culture pourrait se sauver du péché d'ethnocentrisme, voire s'établir sur des bases plus fermes car fondées sur une expérience du monde en principe accessible à tous.' Sans doute la nature n'existe-t-elle pas pour bien des peuples comme un domaine ontologique autonome, mais c'est le sauvage qui prendrait chez eux cette place et, tout comme nous, ils sauraient donc faire une différence, topographique au moins, entre ce qui relève de l'humanité et ce qui en est exclu. C'est à tenter de répondre à cette ques- 17 Philippe Descola tion en forme d'objection rhétorique que la présente contribution sera consacrée. Rien n'est plus relatif que le sens commun, surtout lorsqu'il porte sur la perception et l'usage des espaces habités. Il est douteux d'abord que l'opposition entre sauvage et domestique ait pu avoir un sens dans la période qui précède la transition néolithique, c'est-à-dire pendant la plus grande partie de l'histoire de l'humanité. Et si l'accès à la mentalité de nos ancêtres du paléolithique est malaisé, nous pouvons au moins considérer la manière dont lés chasseurs-cueilleurs contemporains vivent leur insertion dans l'environnement. Tirant leur subsistance de plantes et d'animaux dont ils ne maîtrisent ni la reproduction ni les effectifs, ils tendent à se déplacer au gré de la fluctuation de ressources parfois abondantes, mais souvent distribuées de façon inégale, selon les lieux et les saisons. Ainsi les Eskimos Netsilik, qui nomadisent sur plusieurs centaines de kilomètres au nord-ouest de. la baie d'Hudson, partagent-ils leur année en au moins cinq ou six étapes : la chasse aux phoques sur la mer gelée à la fin de l'hiver et au printemps, la pêche au barrage dans les rivières de l'intérieur en été, la chasse au caribou dans la toundra au début de l'automne et la pêche au trou sur les rivières récemment gelées en octobre 2. Vastes migrations, donc, qui exigent de se familiariser à intervalles réguliers avec des endroits nouveaux ou de retrouver les habitudes et les repères anciens que la fréquentation d'un site où l'on s'est autrefois établi a fixés dans la mémoire. À l'autre extrême climatique, la marge de manœuvre des San !Kung du Botswana est plus étroite car, dans l'environnement aride du Kalahari, ils sont dépendants de l'accès à l'eau pour établir leur habitat. La mobilité collective des Eskimos leur est interdite et chaque bande tend à se fixer, près d'un point d'eau permanent; mais les individus circulent sans cesse entre les camps et passent donc. une grande partie de leur vie à se déplacer dans des territoires qu'ils n'ont pas pratiqués auparavant et dont il leur faut apprendre les tours et les détours ?. C'est aussi le cas chez les Pygmées BaMbuti de la forêt de l'Ituri : si chaque bande établit ses camps successifs au sein d'un même territoire aux- limites reconnues par tous, la composition et les effectifs des bandes. et équipes de chasse varient sans cesse au cours de l'année f . Dans la. forêt- équatoriale ou dans le Grand Nord, dans les déserts d'Afrique australe ou du centre de l'Australie, dans toutes ces zones dites « marginales » que,1 pendant longtemps, personne n'a songé à disputer aux peuples de chasseurs, c'est un même rapport aux lieux qui prédomine. L'occupation de l'espace n'irradie pas à partir d'un point fixe, mais se déploie comme un réseau d'itinéraires balisé par des haltes plus ou moins ponctuelles et plus ou moins récurrentes. Certes, et comme Mauss l'avait remar- 18 Le sauvage et le domestique que dès le début du XXe siècle à propos des Eskimos, la plupart des peuples de chasseurs-cueilleurs partagent leur cycle annuel en deux phases : une période de dispersion en petites équipes mobiles et une période assez brève de concentration sur un site qui offre l'occasion d'une vie sociale plus intense et permet le déroulement des grands rituels collectifs 5. Il serait pourtant- peu réaliste de considérer ce regroupement temporaire à l'instar d'un habitat villageois, c'est-à-dire comme le centre régulièrement réactivé d'une emprise exercée sur le territoire alentour : les parages en sont sans doute familiers et retrouvés chaque fois avec plaisir, mais leur fréquentation renouvelée n'en fait pas pour autant un espace domestiqué qui contrasterait avec l'anomie sauvage des lieux visités le reste de l'année. Socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche, l'environnement des chasseurs-cueilleurs itinérants présente partout les traces des événements qui s'y sont déroulés et qui revivifient jusqu'à présent d'anciennes continuités. Traces individuelles, d'abord, façonnant l'existence de chacun d'une multitude de souvenirs associés : les restes parfois à peine visibles d'un camp abandonné ; une combe, un arbre singulier ou un méandre rappelant le site de la poursuite ou de l'affût d'un animal ; les retrouvailles d'un lieu où l'on a été initié, où l'on s'est marié, où l'on a enfanté ; l'endroit où l'on a perdu un parent et qui; souvent, devra être évité. Mais ces signes n'existent pas en eux-mêmes, tels des témoins constants d'un marquage de l'espace ; ils sont tout au plus des signatures fugaces de trajectoires biographiques, lisibles seulement par celui qui les a déposées et par le cercle de ceux qui partagent avec lui la mémoire intime d'un passé proche. Il est vrai que certains traits saillants de l'environnement sont parfois dotés d'une identité autonome qui les rend porteurs d'une signification identique pour tous. C'est le cas en Australie centrale, où des peuples comme les Warlpiri voient dans les lignes du relief et les accidents de terrain — collines, amas de rochers, salines ou ruisseaux — la trace laissée par les activités et les pérégrinations d'êtres ancestraux qui se métamorphosèrent en composantes du paysage 6. Pourtant, ces sites ne sont pas des temples pétrifiés ou des foyers de civilité, mais l'empreinte des parcours qu'effectuèrent, lors du « temps du rêve », les créateurs des êtres et des choses. Ils n'ont de signification que reliés les uns aux autres dans des itinéraires que les Aborigènes reproduisent sans fin, superposant les inscriptions éphémères de leur passage à celles, plus tangibles, dé leurs ancêtres. C'est également la fonction des cairns que les Inuit élèvent dans l'Arctique canadien. Signalant un site autrefois habité, parfois une tombe, ou matérialisant des zones d'affût pour la chasse au caribou, ces monticules de pierre sont édifiés de manière à évoquer dans le lointain la silhouette d'un homme debout ; leur fonction n'est pas d'apprivoiser le paysage, mais de rappeler des parcours anciens et de servir de repères pour les déplacements présents. 19 Philippe Descola Dire de peuples qui vivent de chasse et de cueillette uploads/Geographie/ descola-le-sauvage-et-le-domestique 1 .pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager