59 S’il n’y a que nous et la pierre, elle sera domestiquée, colonisée, pha- goc

59 S’il n’y a que nous et la pierre, elle sera domestiquée, colonisée, pha- gocytée et aussi dure qu’elle soit, étant là elle va disparaître […] ; le sort de la pierre est d’être éliminée ou assimilée, comme il en est des peaux-rouges, des peaux-noires, des peaux-jaunes et des orchidées ; respectée, la pierre le sera si elle est dolmen ou Vénus des grottes, c’est-à-dire si elle représente, tombe, autel ou femme, et de ce monde qui est le sien, l’homme ne tient pas à en sortir ; il n’y tient pas ou ne peut pas ? Il ne peut pas s’il tient à être cet il sans lequel point de dire Deligny, Traces d’être et Bâtisse d’ombre Je propose de repartir d’un événement que j’ai vécu à Florianopolis à UFSC, lors de la formation “Antropologia e Psicanálise – contribuição do pensamento de Guattari” (mars 2013) que nous y avons animée avec Peter Pal Pelbart. Une étrange familiarité me saisit en effet alors que je revoyais une séquence du Moindre geste : la corde que tirait le jeune homme à travers le maquis des Cévennes me rappela une autre séquence de corde dans un rituel effectué par des femmes warlpiri du désert central australien que j’avais filmé en muet en 1979. De retour à Paris, invitée à faire un compte rendu du magnifique ouvrage Cartes et lignes d’erre édité par Sandra Alvarez de Toledo, je lui demandai par mail si l’idée de la corde provenait de l’adolescent filmé, Yves Gui- gnard, ou fut suggérée par Deligny ou sa collaboratrice José Manenti? Devenir Trace: des lignes d’erre aux lignes de chants aborigènes Barbara Glowczewski 60 Barbara Glowczewski Devenir Trace: des lignes d’erre aux lignes de chants aborigènes Cadernos Deligny volume I / número 1 Sandra m’invita à écrire à Jean-Pierre Daniel, le monteur du film ce que je fis. Peu après, je reçus une merveilleuse longue lettre datée du 25 septembre 2013 et intitulée Yves, la corde de la balançoire et le moindre geste... : (…) La corde dont s’empare Yves pendait à un arbre, soutenant par un côté la planche d’une balançoire abandonnée derrière la maison, sur les hauteurs d’Anduze, où vivait le petit groupe autour de Fernand Deligny. Dans les différents plans tournés, on voit Yves tirer sur cette corde pour l’arracher, avec difficulté, de la branche de l’arbre qui finit par casser. Plusieurs autres plans le montrent traîner l’ensemble (corde et bout de la branche encore attachée) dans les taillis sur les restan- ques proches et enfin installé, au soleil au pied d’un de ces petits murs de pierres sèches (ouvrage dont la construction «à la main» fascinait Fernand Deligny), manipulant les brins de cette corde, réus- sissant parfois à en nouer deux. L’ordre des plans du film monté ne cherche pas à reconstituer la logi- que de la réalisation d’un nœud en train de se faire. Ce qui est donné à voir est un jeu avec l’objet qui se défait en une multitude de brins, où le geste de «faire un nœud», vu et revu par Yves dans sa vie quoti- dienne, aboutit parfois à en nouer deux, parfois non. C’est dans le début des années soixante que Fernand Deligny s’instal- le au dessus d’Anduze, dans une belle bastide entourée de restanques, sans autres ressources que la fortune personnelle de José Manenti. Il est accompagné d’un tout petit groupe rescapé de l’aventure de la Grande Cordée et de ses suites. Yves est parmi eux depuis plus de dix ans. Fernand Deligny propose alors que le travail de ce groupe soit la réalisation d’un film : «Le Moindre geste» avec comme personnage central Yves. Il écrit le fil conducteur de ce travail commun : Le film raconte une histoire, celle de Yves jeune psychotique en fugue. En chemin son compagnon tombe dans un trou, sans pouvoir en sortir seul. Yves erre alors seul dans les Cévennes «à la recherche d’une solution». Une balançoire abandonnée qui pend au bout de sa corde en propose une... des boîtes de conserves pour apporter de l’eau au naufragé, des barres de fer pour créer une échelle dans un mur, un câble d’acier trouvé au bord du Gardon... (…) 61 Barbara Glowczewski Devenir Trace: des lignes d’erre aux lignes de chants aborigènes Cadernos Deligny volume I / número 1 Après avoir filmé longuement la fuite le long du Gardon, la chute dans le trou du plancher d’une maison sans toit aux murs criblés d’éclats, il restait à inventer l’errance de Yves et ses tentatives «pour sortir l’autre du trou». Qui a vu la corde pendre à l’arbre derrière la maison ? Qui a décidé d’en faire une scène du film ? Je suis, aujourd’hui, à peu près sûr, que la situation de Yves assis au soleil, jouant à faire des nœuds avec cette corde toute défaite sur ses cuisses, a été mise en place par José Manenti qui m’a raconté avec passion et grande précision sa recherche des espaces où le cadrage et la lumière permettraient au jeu de Yves de s’installer harmonieu- sement pour devenir image. Yves sait qu’il est filmé, il n’est pas seul, mais Yves joue «pour de vrai» à faire un nœud dans une totale liberté d’improvisation.1 1 Bonjour, Barbara Glowczewski, votre mail m’a surpris et je vais essayer de répondre le plus précisément possible à votre question. Il faut dire qu’elle a été au cœur de mes interrogations tout au long du montage de ce film. C’était il y a 45 ans! Je me permets tout d’abord de vous rappeler que je n’ai pas assisté au tournage du film. Ce que j’en sais vient principalement des très longues heures passées à voir et revoir ces plans pour les choisir et les organiser. J’ai, bien sûr, entendu de très nombreux récits de ce tournage, ceux de Fernand Deligny, d’Any (qui, avec Yves, sont les seuls témoins directs encore vivants de cette aventure) et plus tard ceux de José Manenti qui n’a cessé jusqu’à la fin de sa vie de me parler du moindre geste, ceux du film et les nôtres. (…) approché par la fille d’un carrier voisin, il la suivra pour retourner à l’asile. Un film nécessaire à l’existence même du groupe, film ricochet, manifeste, écho de la pensée en acte de Fernand Deligny : «et pourquoi faudrait il que la parole appartienne à quelqu’un même si ce quelqu’un la prend» dit-il en exergue du film. Travail, situations de jeux où l’improvisation et la mise en scène du récit se mêlent inextricablement. (…) Je reste bien entendu à votre disposition pour préciser, si vous le souhaitez, ces quel- ques idées et souvenirs que votre question a fait remonter à la surface. Très amicalement Jean Pierre Daniel Marseille le 25 septembre 62 Barbara Glowczewski Devenir Trace: des lignes d’erre aux lignes de chants aborigènes Cadernos Deligny volume I / número 1 J’ai écrit à propos de cette séquence dans Devires Totemicos : Um garoto arrasta uma corda pelo matagal na região das montanhas de Cévennes, na França. Um amigo seu caiu em um buraco, e ele quer ajudá-lo a sair. Trata-se de uma cena de Le moindre geste, uma história que Fernand Deligny centra em duas crianças que fogem de uma instituição psiquiátrica e literalmente se desdobram por toda a paisagem ao longo do filme. Na verdade, Yves Guignard, uma criança psicótica com dificuldades para caminhar na vida real, torna-se um “errático” no filme, transformando a si mesmo enquanto erra por en- tre os morros, os arbustos e o rio. A corda começa a ganhar vida em suas mãos, no chão e em meio ao matagal, tornando-se uma exten- são de seu corpo, mas uma extensão autônoma — algo que lembra os mitos ameríndios e australianos do trickster, nos quais o pênis se separa do corpo, envolve o pescoço, corre de forma independente atrás das mulheres ou faz com que o herói tropece e caia. Não faço aqui referência ao mito como parte de uma interpretação psicana- lítica, edipiana, mas, de acordo com a abordagem de Guattari, a fim de apreender o objeto — a corda — de uma forma “assignificante”. Não como uma metáfora sexual ou orgânica, mas como um objeto dotado de poder que se torna um agente, um mediador, viabilizando um processo de transformação ao exercer esta função. As imagens de Yves arrastando a corda passam a impressão de uma concentração extrema, como aquela de um topógrafo que trabalha no busca de pontos de referência. Mas é mais do que isso — o trabalho envolvido parece atravessar o menino como se a existência do mundo depen- desse disso, como se o mundo estivesse condensado nesse lugar per- corrido por ele. »2 Le geste et sa répétition ou étirement dans la durée, la spatialisation de cette ligne que la marche du garçon psychotique et la corde trace derrière lui crée une singularité, un trait de singularité comme disait Guattari. Comme je l’ai expliqué en ouverture de Devires Totemicos, l’évidence – affairée et presque jouissive – de ce uploads/Geographie/ devenir-trace-barbara-glowczewski.pdf

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