LE PAYSAGE : UN ART ANClEN ET MODERNE POIESIS ET CONTEMPLATION par Raffaele Mil

LE PAYSAGE : UN ART ANClEN ET MODERNE POIESIS ET CONTEMPLATION par Raffaele Milani Gn pourrait aborder la question du paysage en tant qu'art a partir de considérations d'actualité concemant l'agonie de la nature et ses dra­ matiques mutations. Gn entend beaucoup parler aujourd'hui de la sau­ vegarde de la terre, du contraste inquiétant entre techno-sphere et biosphere, de la répartition des espaces pour I'exploitation des ressour­ ces, de la possibilité d'harmoniser le développement et la conserva­ tion, de I'opposition entre compétition et coopération. Cependant le soutien et la protection de l'environnement ne feront pas l'objet des ré­ flexions qui suivent. Il s'agira de la découverte ou, plus exactement, de l'invention du paysage. C'est ainsi que nous pouvons, des son appari­ tion dans les catégories de la pensée et du goilt aux XVIIIe et XIxe sie­ eles, entrevoir la possibilité d'un art du paysage. C'est au xvrne sieele que nous notons, pour la premiere fois, la prise de conscience d'une situation culturelle nouvelle : la naissance du paysage cornrne idéal artistique et esthétique. Le modele de I'époque des Lumieres puis celui du courant romantique, ou celui qui en dérive, sont a I'origine de toute notre réflexion, que ce soit sur le passé ou sur le futuro Expression de la plasticité du monde environnant, des beautés naturelles et artistiques, depuis les modeles de la tradition jusqu'a ceux du moder­ nisme, de I'action et de la perception, le paysage émerge dans notre ana­ lyse dans un rayonnement disciplinaire, dans un jeu changeant d'inter­ prétations, de lectures et de solutions techniques, tel un cristal aux reflets multicolores. Aujourd'hui tout le monde s'accorde sur la nécessité d'insister sur la valeur incontestable, historique et humaine, du paysage. Parallelement, beaucoup d'auteurs considerent ce terme cornrne prati- UN ART ANClEN ET MODERNE 29 quement irrempla~able, en opposition avec d'autres termes, cornrne ter­ ritoire ou milieu, a cause de son irnrnense connotation perceptive, senti­ mentale, représentative, créative, évocatrice. Différents aspects de la civilisation et du savoir s'y confrontent : le mythe, l'identité des lieux, leur conservation, leur destruction, leur éventuelle restauration. Dans cette optique, le paysage est a la fois un art et une catégorie de la pensée et de l'activité humaine, dessinant une architecture complexe de l'activité et de l'imagination. C'est a partir du theme du dédoublement et de l'énigme, que nait la variété de perceptions et de sentiments qui est a la base de ces observa­ tions, pour laisser entrevoir a I'esprit les images de ce qui apparait réel, représenté, symbolique. C'est un theme qui avait déja été évoqué par Leopardi : Pour l'homme sensible et imaginatif qui vit comme j'ai longtemps vé­ cu, sans cesser de sentir et d'imaginer, le monde et ses objets sont en quelque sorte doubles. Lorsque ses yeux voient une tour, un paysage, lorsque ses oreilles entendent le son d'une cloche, il yerra en meme temps, en imagination, une autre tour, un autre paysage, il entendra une autre cloche, un autre son. C'est dans cette seconde catégorie d'objets que réside toute la beauté, I'agrément des choses. Triste est la vie - si cornmune cependant - qui ne voit, n'entend, ne pen;:oit que de simples objets, ceux-Ia dont seuls les yeux, les oreilles et les autres sens re<;:oi­ vent l'impression ; mais c·est la vie la plus commune1. Une deuxieme image apparait alors, capable d'ouvrir des horizons plus amples, plus profonds. Au cours des siecles, surtout au xxe sieele, l'aspect du territoire et la représentation du paysage ont beaucoup changé. Con observe de grands changements en relation avec les pro­ fondes mutations de la sensibilité et de la connaissance. Mutations dans la culture et dans I'histoire, dans les images du symbole et de la critique, dans les valeurs de la tradition et de l'évolution. La théorie et l'expérience se sont fondues a l'époque des transformations et des mé­ moires. Cependant, c'est toujours cette deuxieme image qui s'affirme dans un dessein de vérité. Dans les merveilles du jardin comme paysage et du paysage com­ 31 30 Raffaele MILANI me jardin, selon l'expression de Rosario Assunto2, l'hornme a redessi­ né les formes de la réalité environnante pour faire naitre une image et une expérience de cohésion sociale. Au-dela de la polémique qui oppo­ se la technique et la nature, apparait une catégorie dynamique, poly­ phonique et transculturelle. De 1'lnde antique a la Grece classique, et ainsi de suite jusqu'au XVIIIe siecle quand le paysage devient « idéal esthétique », la contemplation et le travail de la terre donnent lieu a une représentation unique. La théorie et l'expérience se sont fondues dans le processus des transformations et des mémoires. Ethos affectif Ce dont il faut prendre conscience, c'est que le paysage existe en soi, avant et apres l'écriture, indépendarnment aussi de sa représenta­ tion. De meme, il faut comprendre que le paysage n'est pas seulement une question modeme, mais ancienne et modeme a la fois. Le paysage, défini ici comme un art, entend valoriser les formes dans lesquelles s'exprime la nature en tant que telle. C'est un point de vue différent de celui qu'adopte Kenneth Clark a propos du paysage 3 représenté . Dans la perspective de cette étude, le probleme du paysa­ ge ne provient pas de la transfiguration artistique, le paysage dans la peinture, mais se situe sur le plan du travail de l'hornme (poiesis) et ainsi de la vision, de l'imagination et de la contemplation. 11 s'agit de comprendre le paysage Cornme catégorie esthétique dans le domaine de la sensibilité humaine, sous le signe de la réalité, de la valeur, du symbole, éclairée par la manifestation multiple des choses qui nous en­ tourent et par leur transfiguration dans l'art et dans la littérature. Grike a un réseau d'impressions, de sentiments et de jugements, l'expérience des formes s'offre cornme un certain projet de connaissance. La caté­ gorie esthétique vise a révéler la structure meme des objets et des phé­ nomenes, en se situant entre l'intention humaine et la nature intime du monde. Dans ce parcours, la vérité de la beauté du paysage naturel et du paysage construit est appréhendée précisément dans l'optique d'un art qui est le résultat du travail, du sentiment et de l'imaginaire. 11 nous UN ART ANClEN ET MüDERNE est facile de comprendre la signification et la valeur du paysage en tant que catégorie esthétique tout au long du processus de la civilisation4 . C'est un gofit qui évolue au cours des siecles et qui s'organise, dans le domaine de la sensibilité humaine, a partir de réflexions complexes a propos de la multiplicité des manifestations de la nature. Le paysage exprime d'habitude a la fois une image qui dessine des formes, une réac­ tion sentimentale et une exigence d'abstraction. 11 s'agit d'une caté­ gorie de l'objet et du sujet. Généralement on parle d'un art du paysage quand ce demier est con~u et per~u dans l'optique du regard pictural, de la vue, de la « théatralisation » de la nature, des suggestions visuel­ les. Mais, si nous voulons l'envisager véritablement comme un art ori­ ginel qui appartient a notre passé mythologique, un art qui préexiste a la reproduction dans l'art figuratif, il nous apparait alors bien plus lar­ gement et profondément uni a un ensemble d'aspects qui situent l'homme entre la nature, l'histoire et le mythe. Ce demier sera par la suite un instrument particulierement important pour comprendre et transmettre le mystere, l'inexplicable, l'invisible. Dans cette perspective, les objets naturels, meme s'ils semblent indépendants d'un travail de production de l'homme, peuvent aussi appartenir a l'expression de l'art sur la base de la valorisation que l'homme lui-meme, de fa~on plus intentionnelle, assigne a l'expérience esthétique du monde. L'art du paysage est donc un ensemble de formes et de données perceptives, un produit de l'activité et de l'imagination. L'homme modele les territoires par la culture, améliore l'aménagement des lieux, soigne la réalisation des jardins, poursuit le reve de sites non contami­ nés par sa présence, fournit ou invente des images du monde, élabore un univers d'impressions. 11 représente ces données selon sa percep­ tion pour les traduire dans la reconnaissance des formes, puis dans leur évocation, jusqu'a en élaborer une interprétation vivante et une annu­ lation cathartique5. . Le paysage, dans son statut morphologique, ne possede ni canons ni techniques ; ce n'est pas une activité, mais il s'emploie a révéler des formes en relation avec l'intervention matérielle et irnmatérielle de l'hornrne. Nous y retrouvons une fusion entre l'esprit et la matiere. Pour citer Dufrenne, nous pourrions dire, par exemple, qu'un certain coin de Énigme paysage peut etre considéré comme une reuvre d'art dans le sens d'une réflexion sur la nature naturans et sur la nature naturata6; car les lieux sont des objets a la fois culturels et naturels, relations de données objec­ tives et créations de l'hornme, ayant cornme finalité un échange entre le naturel et l'artificiel. L'hornme, en imitant la nature, agit en tant que nature naturante, grike au génie de celle-ci que les hornmes ont intério­ risée. Dans cette acception et dans cette direction du gOllt, on peut ainsi affirmer uploads/Geographie/ paysage-et-modernite.pdf

  • 15
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager