52 > Journal de l’alpha n°176 Si l’on veut comprendre les difficultés que renco
52 > Journal de l’alpha n°176 Si l’on veut comprendre les difficultés que rencontrent les non francophones avec la concordance des temps, la conjugaison des verbes ‘être’ et ‘avoir’, le maniement des pronoms personnels, les accords en genre et en nombre…, il faut pouvoir se décentrer d’un certain nombre d’évidences qui nous collent à la peau. C’est ce à quoi s’attache Dany Crutzen qui analyse un certain nombre de difficultés de la conjugaison et de la grammaire française pour les per- sonnes dont le français n’est pas la langue maternelle. En lien avec cette ana- lyse, elle propose quelques pistes pour travailler les difficultés grammaticales en français langue étrangère (FLE).1 La dimension linguistique n’est pas neutre dans l’enseignement du français langue étrangère et/ou seconde. Elle s’inscrit dans un contexte, dans une culture, dans une his- toire. Elle s’inscrit par conséquent dans une hiérarchie de valeurs, dans des croyances et dans des manières de faire conditionnées par les structures profondes d’un inconscient collectif largement ignoré. Ainsi peut-on dire avec Y. Johannot 2 que rien n’est neutre dans la façon dont on transmet une connais- sance : ni le choix de cette connaissance, ni la place qui lui est attribuée par rapport à l’ensemble du savoir, ni la valeur symbolique qui lui est reconnue par la culture ‘légitime’ . Il est par exemple fondamental de percevoir que le temps n’est pas une constante univer- selle, mais bien une construction culturelle et un langage en soi. Ce que l’anthropologue E.T. Hall 3 appelle la ‘danse de la vie’ met en évidence que chaque culture a sa propre chorégraphie, un ensemble de rythmes et de cadences qui répondent en stéréo aux manières d’exprimer le temps dans la langue. L’apprentissage culturel de cette base de rythmes primordiale se fait dans la toute petite enfance : l’enfant synchronise ses mouvements avec la voix de sa mère et de ses proches d’abord, puis progressive- ment entre dans la chorégraphie de son groupe d’appartenance. Lorsqu’il va à l’éco- le, il est formaté pour apprendre à fonction- ner dans son système culturel. En particulier dans nos écoles, nous apprenons à appliquer des procédures, à être à l’heure, à réagir à des sonneries… mais aussi à articuler une ligne du temps au cœur de toutes nos expressions linguistiques. Grammaire et orthographe D O S S I E R Les méandres cachés de la langue française Dimensions culturelles dans l’apprentissage de la conjugaison et de la grammaire Journal de l’alpha n°176 > 53 C. Mesmin 4 rappelle que chaque enfant est accueilli et bercé dans la langue de sa mère. Par sa structure propre, celle-ci construit un système logique que les mots transformeront au fil des apprentissages en véritable sens philosophique propre à chaque langue. Lorsque nous demeurons unilingues et mono- culturels, nous échappons très difficilement à ce formatage : nous sommes contraints par la chorégraphie de notre langue, par ses règles grammaticales, par l’ordre des mots, par sa manière d’articuler les éléments linguistiques et les idées. Le temps passé, le temps qui passe : passé composé et imparfait Notre culture dominante considère comme universel le temps linéaire, orienté vers le progrès. Cette conception se heurte à d’autres chorégraphies rythmées par un temps circulaire, un temps en spirale, une aspiration à retourner à l’origine, ou parfois une absence totale de sens donné à un temps grammatical. La plupart des langues ignorent la concor- dance des temps telle qu’elle est pratiquée par la langue française. Beaucoup de langues s’intéressent plus à la qualité de l’informa- tion qu’à son ancrage sur une ligne du temps. Le turc pratique le duratif, l’aoriste (pour exprimer une généralité), l’intention- nel, l’ouï-dire… L’arabe pratique l’accompli (sûr) et l’inaccompli (pas sûr). En kinyar- wanda, il y a un concept qui englobe hier et demain (c’est-à-dire pas aujourd’hui). Aucu- ne de ces langues ne pratique évidemment la concordance des temps. Il est donc utile d’amener les non franco- phones à entrer dans la conjugaison des temps du passé par la qualité de l’informa- tion : celui qui écrit choisit de placer le verbe dans l’action unique (passé composé) ou dans le décor répétitif ou qui dure (impar- fait). On retrouve aussi une importante nuan- ce exprimée par le passé composé – à mettre en parallèle avec la langue anglaise par exemple : « il y a dix ans que ma femme m’a quitté » implique que l’évènement a encore aujourd’hui un impact sur celui qui parle (contrairement au passé simple). La structu- ration entre temps simples et temps compo- sés est donc un élément de compréhension : le temps composé du présent entretient un Rien n’est neutre dans la façon dont on transmet une connaissance : ni le choix de cette connaissance, ni la place qui lui est attribuée par rapport à l’ensemble du savoir, ni… Photo : Francine D’HULST © 2008 lien avec lui. Enfin, il n’est pas anodin de noter que le français a remplacé un temps simple (le passé simple en voie de dispari- tion) par un temps composé (le passé com- posé), qui exprime par la force des choses les identités de l’un et de l’autre… Ce n’est pas pour rien que les non franco- phones se mêlent les pinceaux entre passé composé et imparfait. Ce n’est pas pour rien non plus qu’ils ont du mal à conjuguer les verbes au passé composé, sachant que de nombreuses langues ne connaissent pas la catégorie grammaticale de l’infinitif et ne manipulent qu’un seul auxiliaire. Enfin, ce n’est pas pour rien que des locuteurs venant de langues qui ne pratiquent aucune concor- dance des temps éprouvent des difficultés à entrer dans la gymnastique de la syntaxe française. Quelques pistes 1. Le passé composé C’est le temps le plus utilisé. Je propose de commencer par là et de constituer un corpus à partir des réponses des apprenants à une question comme par exemple : « Qu’avez- vous fait ce weekend ? » Je suis… J’ai… Le formateur fait ensuite remarquer que toutes ces phrases racontent quelque chose qui est terminé. Au bout d’un temps, on reprend le stock et on s’interroge sur le pourquoi des deux colonnes. Hypothèse : verbes de mouvement avec ‘être’ (+ verbes pronominaux). On met l’hypothèse à l’épreuve de nouveaux exer- cices et on répertorie les cas qui y échap- pent (exemple : ‘danser’ est un verbe de mouvement). Mais ce qui est mouvement dans une culture ne l’est pas forcément dans l’autre. Il est dès lors utile de recourir à un moyen mnémo- technique : les verbes de la montagne, qui symbolisent la vie, se conjuguent avec ‘être’ . On continue ensuite à lister des exemples au tableau : « Qui s’est levé le plus tôt ce matin ? », « Qui a reçu une lettre dernière- ment ? »,… On observe les points communs. On lit, on note les prénoms au tableau, on retrouve qui a fait quoi… Quand on arrive à des hypothèses/constats du genre ‘passé, terminé, moment précis = temps point (un temps pour lequel on peut joindre le geste à la parole, à la façon d’un CLAP de cinéma), on est prêt pour introdui- re le contraste avec l’imparfait. 54 > Journal de l’alpha n°176 rester – demeurer partir sortir* descendre* tomber mourir Les verbes de la montagne se conjuguent avec ‘être’ * Uniquement quand ils ne ne sont pas transitifs. arriver venir entrer monter* naitre Journal de l’alpha n°176 > 55 2. « Déjeuner du matin » de Prévert Déjeuner du matin Il a mis le café Dans la tasse Il a mis le lait Dans la tasse de café Il a mis le sucre Dans le café au lait Avec la petite cuiller Il a tourné Il a bu le café au lait Et il a reposé la tasse Sans me parler Il a allumé Une cigarette Il a fait des ronds Avec la fumée Il a mis les cendres Dans le cendrier Sans me parler Sans me regarder Il s’est levé Il a mis Son chapeau sur sa tête Il a mis son manteau de pluie Parce qu’il pleuvait Et il est parti Sous la pluie Sans une parole Sans me regarder Et moi j’ai pris Ma tête dans ma main Et j’ai pleuré. Le formateur découpe le texte en phrases : chaque élève en reçoit une. Chacun lit sa phrase. On les replace dans l’ordre. On observe : Tous les verbes sont en deux morceaux (verbes ‘avoir’ + deux verbes ‘être’, un de mouvement et un pronominal). Chacun mime sa phrase ou, par paires, on joue la scène. Quelqu’un raconte à nouveau ce qu’il a vu. On observe « parce qu’il pleuvait ». Il pleu- vait déjà avant, il pleuvait pendant et après = temps ligne, qui dure (on mime avec la main quelque chose qui dure). 3. « Pour une grammaire sentimentale », selon Marc Argaud 5 Objectif : Rendre plus attrayante la pratique d’une règle de grammaire en utilisant les sentiments. Démarche : Développer le thème de la lettre. Le message de Prévert peut uploads/Geographie/ fle.pdf
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- Publié le Jui 07, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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