24 GLISSEMENT DANS L’ART, ARCHIPEL ET CONTINENT Les espaces comme Khiasma (fond
24 GLISSEMENT DANS L’ART, ARCHIPEL ET CONTINENT Les espaces comme Khiasma (fondé en 2001 par le commissaire d’exposition, producteur et critique d’art Olivier Marboeuf et fermé depuis 2018) ou La Colonie étaient les lieux d’énonciation de discours militants, critiques et invisibles dans le milieu de l’art contemporain. Mais cela fait plusieurs années que l’on observe un glissement de ces lieux d’énon- ciation, des espaces minoritaires vers des espaces que LE 20 JUILLET DERNIER, L’ARTISTE KADER ATTIA ANNON- ÇAIT SUR FACEBOOK LA FERMETURE DE L’ESPACE-BAR LA COLONIE FONDÉ EN 20161. LE 29 JUILLET, L’EXPOSITION GLOBAL(E) RÉSISTANCE OUVRAIT AU CENTRE POMPIDOU2 (AVEC, DANS UNE PARTIE DE L’ESPACE DÉDIÉ AUX ARCHIVES, QUELQUES DOCUMENTS ET UNE CONFÉRENCE FILMÉE DE LA COLONIE). AUTREMENT DIT, À PEINE UNE SEMAINE APRÈS L’ANNONCE DE SA FERMETURE, NOUS RETROUVIONS LA COLONIE MAIS DANS DES VITRINES À L’ÉTAT D’ARCHIVE. QUE PENSER DE CE GLISSEMENT, D’UN LIEU VERS UN AUTRE ? PAR CHRIS CYRILLE nous dirons, rapidement, majoritaires (glissement qui s’est accéléré depuis avec le dernier grand mou- vement Pan-Noir, les déboulonnages, les dernières luttes antiracistes et la Saison Africa 2020, même si repoussée). Ce qui était travaillé, médité, éprouvé dans ces espaces semble glisser maintenant dans ces territoires qui hier les refusaient ou les igno- raient. Exemple : un débat sur les discriminations AFRIQUES, MIROIRS DU MONDE Vue de La Colonie, Paris. 25 raciales a été mené le 2 juillet dernier dans le cadre de l’exposition Global(e) Resistance. Plus récemment, un séminaire du philosophe Paul B. Preciado (et de plusieurs intervenantes et intervenants) s’est tenu au Centre Pompidou du 15 au 18 octobre derniers3. L’exposition – et ses événements satellitaires – a été l’occasion de performer une image d’un Centre Pompidou qui résiste, où des gestes forts et militants peuvent être activés. Cette hypothèse que nous pro- posons rapidement, celle d’un glissement de l’archi- pel vers le continent (ces figures nous intéressent en tant que processus et non en tant que catégories ontologiques4), est aussi celle d’un glissement de ces discours vers un territoire beaucoup plus ambiva- lent. On pourrait imaginer une « archipélisation » du Centre lui aussi traversé par des lignes pirates, mais ce serait oublier les lignes conservatrices qui conti- nuent d’y être opérantes. D’un côté, une critique d’un Universel patriarco-colonial, de l’autre une défense angoissée du Corps paranoïaque contre ces mêmes critiques (et le Quai Branly, qui se démène avec son histoire coloniale et qui, lorsque secoué par l’activiste panafricain Emery Mwazulu Diyabanza performant un geste politique fort le 12 juin dernier : la reprise d’un poteau funéraire Bari du XIXe siècle provenant du Tchad, n’arrive plus à apporter de réponses si ce n’est policières – « Au tribunal ! »). Les lieux non pro- ductivistes, reposant sur une économie fragile (et non néolibérale) comme fut celle de La Colonie, perdent du terrain et cette hypothèse que nous faisons, celle d’un glissement de terrain (ou des terres), est en réalité celle d’une menace du processus de conti- nentalisation (centralisation) à l’endroit du proces- sus d’archipélisation. Les derniers évènements nous montrent en effet que le continent tente, sur le plan du discours et sur le plan pratique, d’inverser cela en traduisant l’archipel en justice, lui, l’éternel Nègre- marron, l’éternel indocile. Le continent peut proba- blement lui aussi devenir le lieu d’un bouillonnement utopique en s’archipélisant et en devenant un feu Kemang Wa Lehulere. Red Winter in Gugulethu. 2016, céramique peinte, bois, cuir, pelotes de laine, acier, caoutchouc, dimensions variables. Centre Pompidou, MNAM-CCI, Paris. 26 27 rassembleur (comme par exemple lors du séminaire de Paul B. Preciado) mais nous restons sceptiques, car rien ne nous indique que les grandes institutions suivront avec une réelle transformation structurelle et pas seulement symbolique. « LAISSONS LE CONTINENT JOUER LA SCÈNE DE SA SCHIZOPHRÉNIE… » Malgré ce glissement, plusieurs artistes et « acteu- rices » continuent de performer, d’inventer de réelles stratégies d’évitement, et tentent d’échapper à la seule voie de représentation laissée par le Centre, celle d’une scène de capture, vampirisante, blanche et sans ombres. L’artiste, danseur et chorégraphe Smaïl Kanouté m’avait invité le 24 novembre der- nier à l’Espace 1789 pour voir son dernier spectacle, Never Twenty One (le titre est aussi celui d’un court- métrage produit par l’artiste). Juste avant sa perfor- mance, l’artiste chorégraphe et danseuse Wanjiru Kamuyu joua sur la même scène An Immigrant’s Story. Ces corps – ceux du spectacle de Smaïl Kanouté et celui de Wanjiru Kamuyu – jouaient sur scène des obscurités infinies. Le noir, en tant que résistance, devenait la condition de leur existence. L’obscur était ce qui déchirait un certain régime de représentation coloniale où absolument tout doit être appréhendé. Combien d’artistes, qui utilisent l’obscur pour sim- plement exister ? Combien de corps, qui fabriquent des techniques et technologies pirates pour dégager un souffle ? Mais aussi, combien d’initiatives, d’îles, de bateaux pirates, de collectifs qui produisent pour « toustes » de nouvelles scènes, des lieux de l’obs- curité, ces coins de fêtes parfois totalement et mer- veilleusement « fucked up ». Il faudrait faire remonter toutes ces actions, toutes ces lignes, à commencer par l’immense travail mené par La Colonie ou encore Khiasma. Il faudrait faire remonter le travail de ter- rain que mène l’association Décolonisons les arts ! présidée par la politologue et historienne Françoise Vergès ; ou encore le travail d’archivage, de docu- mentation et d’écriture de textes afro-diasporiques, noirs et critiques de la revue AFRIKADAA (ce depuis 2012), encore en activité et fondée, notamment, par la curatrice et réalisatrice Pascale Obolo ; ou encore l’invention, à la Galerie 0, d’un espace par la conser- vatrice Alicia Knock et Pascale Obolo au sein du Centre Pompidou le temps de l’exposition Museum ON/ OFF, en 2016. Nous pourrions continuer avec l’immense travail de la Maëlle Galerie (fondée par Olivia Maëlle Breleur en 2016), défendant des artistes encore trop invisibilisés (antillais et caribéens). Il faudrait faire remonter encore plus d’initiatives, comme la Biennale d’art contemporain de Kinshasa Yango II qui vient de réaliser en décembre dernier sa deuxième session d’ateliers appelée « Kinshasa South Station » au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine. Commencée en février 2020 et menée par la « capitaine de compagnie » Nadia Yala Kisukidi, philosophe, et par la cheffe de gare Sara Alonso Gómez, commissaire d’exposition et histo- rienne de l’art, cette Biennale entend inscrire Kinshasa au centre non centralisé de nos géographies de l’art contemporain… Des îles fourmillent au ras du sol, ou parfois entre les lignes continentales, et inventent de nouvelles scènes et scénographies, de nouveaux dehors. Nous ne saurions conclure, mais nous savons qu’il nous faut de nouvelles scènes. Il faudrait donc laisser le continent jouer la scène de sa schizophrénie et suivre, plutôt, les lignes pirates qui inventeront, demain, un nouvel Atlantique5. À VOIR Smaïl Kanouté. Yasuke Kurosan, le samouraï noir au Japon. Maison Européenne de la Photographie, Paris. À partir de janvier 2021 1. Mais l’artiste Kader Attia semblait aussi réfléchir à la pour- suite, sous une autre forme, du lieu, de l’idée. 2. Exposition réalisée par les conservatrices Christine Macel et Alicia Knock et le conservateur Yung Ma au Centre Pompidou. 3. Nous pourrions citer d’autres exemples montrant l’intérêt grandissant des musées pour les questions relevant de l’his- toire coloniale ou post-coloniale : l’invitation faite en octobre dernier à l’artiste Sammy Baloji au Grand Palais dans le cadre de la Saison Africa 2020, la Saison Africa 2020 elle-même, la carte blanche donnée à l’historienne Anne Lafont au Quai Branly de septembre à décembre 2020 ou encore, bien entendu, l’expo- sition Le Modèle noir de Géricault à Matisse au musée d’Orsay (du 26 mars au 21 juillet 2019). 4. On comprend bien que l’archipel figure ici ces lieux mili- tants-poétiques et que le continent figure, lui, les plus ou moins grandes institutions d’art. 5. L’Atlantique dont nous parlons est celui conceptualisé par l’historien Marcus Rediker dans Les Hors-la-loi de l’Atlantique. AFRIQUES, MIROIRS DU MONDE Yasuké Kurosan, le samouraï noir au Japon. 2020, coréalisation et interprétation par Smaïl Kanouté. An Immigrant’s Story. 2020, chorégraphie et interprétation par Wanjiru Kamuyu. Photo : Pierre Planchenault. uploads/Geographie/ glissement-dans-l-x27-art-archipel-et-continent-afriques-miroirs-du-monde.pdf
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- Publié le Mar 16, 2021
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