L’homme que je ne devais pas aimer DU MÊME AUTEUR Sous le soleil de mes cheveux
L’homme que je ne devais pas aimer DU MÊME AUTEUR Sous le soleil de mes cheveux blonds, Stock, 2019. Agathe Ruga L’homme que je ne devais pas aimer roman Flammarion © Flammarion, 2022. ISBN : 978-2-0802-8184-5 Il fallait bien qu’un visage Réponde à tous les noms du monde Paul Éluard 9 1 Ce sont toujours les mêmes personnes, les mêmes musiques. Le bois collant du comptoir, les verres qui s’entrechoquent. Je repère les habitués, les sai- sonniers et la pénombre au fond de la salle, où per- sonne ne va, sauf moi, très tard, quand je ne tiens plus. Je ne le vois pas encore mais je perçois le bruit de ses bottines, il martèle le sol, mon cœur et ma vie et je ne m’y fais pas, ma gêne décuple mon exci- tation, je croise et décroise mes jambes pour me donner une contenance. Je m’étais juré de ne plus venir. Mes amies s’égaient lorsqu’il s’approche enfin, l’une s’écrie qu’elle a soif, une autre propose une planche mixte, je les laisse délibérer. Je n’ai pas encore réussi à émettre le moindre son. Son corps me surplombe et je ne m’accroche à rien, une absence derrière la rétine, un léger plissement ou une fine lueur de désir que j’invente peut-être. Cette scène se répète à l’infini, je ne suis qu’une femme perdue dans un bar qui n’existe plus. L’homme que je ne devais pas aimer 10 Il y a un an, je suis tombée amoureuse comme on tombe malade. Il m’a regardée, c’est tout. Dans ses yeux, dans leur promesse et ma renaissance, j’étais soudain atteinte d’un mal incurable ne laissant pré- sager rien de beau ni de fécond. Son regard était la goupille d’une grenade, un compte à rebours vers la mort programmée de ma famille. Au début, la maladie était invisible. Mon attitude n’a pas changé du jour au lendemain, je n’ai pas perdu tout de suite mes cheveux ni ma joie de vivre. Je m’occupais des lessives, des repas et de l’agenda, je m’intéressais aux vacances et laissais encore mon mari me toucher. Un seul symptôme m’a frappée immédiatement : je n’étais plus capable de lire. Impos- sible de demeurer immobile, mon euphorie secrète rendait tous les textes fades et inutiles. Le reste, la perte de l’appétit et du sommeil, combinés à une excitation démesurée, m’a paru au contraire exaltant et bénéfique. J’étais sous l’effet d’un médicament puissant, entre l’amphétamine et l’opioïde, de ceux qu’on administre aux condamnés. Blottie dans cette fête intérieure qui n’intéressait que moi, je me jugeais heureuse. Il revient avec un plateau dans chaque main. Il chante à tue-tête. Son aplomb me déstabilise. Je ne sais jamais où est la part de vrai, où est le théâtre. Il parle fort, il boit trop, il s’énerve vite. Et moi je le regarde comme une gamine devant un feu d’artifice. L’homme que je ne devais pas aimer 11 Une fois mon verre en main, je l’observe à travers. Je me trouve discrète, feignant de boire pour mieux le détailler : je n’aurais qu’à noyer mon regard dans le vin s’il venait à le croiser. Il a une barbe et des tatouages sur l’avant-bras, je n’ai jamais aimé les bar- bus, ni les tatoués. Il attrape deux verres brûlants pour les glisser dans la rampe métallique au-dessus de sa tête puis il sort une bouteille du frigo derrière lui. Ses ongles sont rongés et son annulaire est gonflé sous une chevalière dorée et bleue, on dirait la bague du Hardi dans Les Visiteurs ; personne n’oserait porter un truc pareil. Une bague qui grésille et qui siffle, je pense au film. La bague ne peut pas être ici et là-bas… Ici, et là-bas. L’écho du film se superpose à ses doigts que je n’ai pas quittés des yeux. Il rebouche la bou- teille, en sort une autre. Il s’affaire pour mieux sur- veiller son établissement, il dose l’ambiance. Il marque une courte pause puis lève soudain les yeux vers moi. Surprise, je détourne le regard. Il reprend alors ses gestes automatiques, affichant un nouveau sourire que je m’attribue. Puis il continue sa valse, déplace les verres, les vides et les pleins, puis d’autres, abandonnés, remplis de liquides divers. Tous ces verres virevoltent et tintent, ce sont des ballons remplis d’un air qui m’est offert. Quand j’irai fumer une cigarette dehors, il viendra me l’allu- mer et repartira sans un mot. Voilà comment j’ai laissé la maladie me gagner. Aujourd’hui, je n’arrive plus à embrasser mon mari L’homme que je ne devais pas aimer 12 ni à jouer avec mes enfants. Cet homme me dévore sans jamais me voir, il a tous les pouvoirs. Je m’humilie chaque jour un peu plus, je le guette, lui écris, lui mendie un rendez-vous. Je suis sous son joug. Exté- nuée de ne plus dormir, j’attends le coup fatal et la délivrance de ce désir inassouvi. Plus rien d’autre ne compte. Je pensais aimer les livres, le soleil et l’alcool, je pensais aimer la fête, les restaurants et les soirées d’été, je pensais aimer le bruit, les musées et les nuits de sexe infini, mais je n’aime plus rien, je ne trouve l’apaisement que dans le martèlement de ses chaussures quand il marche vers moi. Les verres sont vides et notre départ prochain annonce ma tristesse. Il prend ma carte et me fait payer un montant nul. Une fossette de malice se dessine sur sa joue, mes amies n’y ont vu que du feu. Je le remercie d’un mouvement de cils, j’ajuste ma veste et je fais comme les autres, je déglutis cette dernière liqueur qu’il nous offre en réprimant une grimace, je pose le shot vide sur le comptoir en per- çant ses rétines, puis je quitte le bar en luttant pour ne pas me retourner. Je vais attendre la fermeture au coin de la rue ; il ne me rejoindra pas. Je n’aurais jamais pensé tomber amoureuse d’un barman. Un barman, oh le cliché de midinette ! J’aurais pu tomber amoureuse d’un philosophe, d’un éditeur, d’un politicien. J’aurais pu ne pas tomber amoureuse du tout, poursuivre le reste de ma vie comme elle avait commencé. Non, il a fallu que je L’homme que je ne devais pas aimer 13 glisse dans un puits immense, aux échos grisants et douloureux. Il a suffi d’une promenade en famille, l’été der- nier. Il n’a rien fait d’autre que me regarder, c’est son seul crime. Ses yeux ont glissé sur moi, de bas en haut, sur le nourrisson que j’avais dans les bras, nourrisson évoquant la ligne brune de mon ventre mou et mon bassin élargi, sur la petite fille à qui je tenais la main, sur la grande que je hélais par son prénom pour qu’elle nous attende, puis sur mon mari. Il m’a dit bonjour en plaçant sa tête en italique. J’ai souri, pleine de cette aura que me conférait ma récente maternité. Nous nous sommes installés tous les cinq en terrasse, il est venu prendre la com- mande, nous a félicités pour le bébé, et au moment où mon mari dépliait la poussette un peu plus loin, il a déclaré : « Vous êtes le plus beau couple de la ville ! » ; puis il a ajouté en souriant : « Je dis ça pour ne pas dire que vous êtes la plus belle. » Je l’ai remercié comme j’ai pu, entre politesse, gêne et gravité. Depuis ce jour, j’ai cessé d’avoir, d’être et de lire, je n’ai pas eu froid, je n’ai pas ressenti la faim, j’ai cessé de m’occuper de ma famille, je n’ai plus rien fait d’autre que penser à lui. Et si je l’ai fait, c’était malgré moi. Au moment d’entreprendre ce récit, je ne suis plus certaine de rien. Je sais seulement que cette rencontre a ouvert un rideau sur le spectacle le L’homme que je ne devais pas aimer mieux gardé de mon existence, le ballet foisonnant et mystérieux des hommes de ma vie, la ronde de ceux qui m’ont bâtie. Lui ressemble à tous mes pères, les vrais et ceux de substitution. Ces hommes se tiennent la main sans se connaître, ils sont entrés dans mon univers et m’ont fait rire, ils m’ont vue grandir puis sont partis sans me dire au revoir et je ne leur en veux pas. Ni eux ni moi n’avions alors conscience du caractère définitif du départ. Il est l’homme de mon enfance et celui de mes origines, de mes voyages, de mes vins préférés, ceux des dimanches pluvieux, avachis devant le téléviseur, qui me tenaient la main en forêt pour m’éviter de glisser, ceux qui me déposaient en voiture quelque part sans s’inquiéter de mon sort ou m’emmenaient au restaurant pour faire passer le temps. Dans son parfum, qui met des heures à s’évaporer quand il ose m’embrasser, je les réunis tous. 15 2 Enceinte de moi, maman avait déjà un amant. Je ne me souviens plus de l’élément déclencheur de cette confidence. J’étais adolescente, on uploads/Geographie/ homme-que-je-ne-devais-pas-aimer.pdf
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- Publié le Nov 22, 2022
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