Avant, Maurice Dambek et Mo s’entendaient super bien. Avant, j’étais heureux, m

Avant, Maurice Dambek et Mo s’entendaient super bien. Avant, j’étais heureux, ma vie gambadait légèrement entre le monde de l’école et celui de la maison. À l’école : on se tient bien, on parle comme dans les livres, on entend une mouche voler et il ne faut jamais oublier les “Merci” et les “S’il vous plaît”. À la maison : ça parle fort, ça hurle du dedans et du dehors, ça dit des gros mots. Mais voilà, Hippolyte Castant s’est pointé et tout s’est effondré. Tout à coup, mes deux vies ne se sont plus mélangées. Mo et Maurice Dambek ne pouvaient plus se saquer. Et vu que les deux c’est moi, c’était horrible. À l’occasion d’un exposé pour l’école, Mo change brutalement de regard sur sa famille loufoque : pas un seul héros ? Vraiment que des zéros ? www.actes-sud-junior.fr Editeur : François Martin assisté de Camille Giordani-Caffet Directeur de création : Kamy Pakdel Conception graphique : Christelle Grossin Illustration de couverture : Olivier Tallec © Actes Sud, 2017 ISBN 978-2-330-07349-7 Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. JO WITEK Y A PAS DE HÉROS DANS MA FAMILLE ! ACTES SUD JUNIOR En mémoire de mon oncle, Charles Hiroux, jeune résistant fusillé par les miliciens le 24 juillet 1944 à Tinténiac. 1 AVANT, MAURICE DAMBEK ET MO s’entendaient vachement bien. Avant, je pensais que tous les élèves de la classe de CM2 de Mme Rubiella étaient comme moi. Des mutants de dix ans avec deux vies et deux identités bien séparées. À l’école, des élèves avec un nom et un prénom sur leurs étiquettes de cahiers. Chez eux, des enfants affublés d’un petit surnom un peu bébé et bébête du genre doudou, minou, ma poupée, mon kéké. Moi, c’est Mo, mais c’est aussi, Tit’tête, mon chou et bouffon à lunettes. Avant, je pensais que les enfants du monde entier étaient comme moi. Des mini-humains qui deux fois par jour et cinq jours par semaine passent la frontière d’un pays à l’autre, le cartable sur le dos et le sourire en bandoulière. Avant, ma vie gambadait légèrement entre le monde de l’école et celui de la maison. J’étais heureux dans mes deux pays bien distincts avec des gens différents, des styles différents, une cuisine et une langue particulières. À l’école : on se tient bien, on parle comme dans les livres, on entend une mouche voler et il ne faut jamais oublier les “Mercis” et les “S’il vous plaît”. À la maison : ça parle fort, ça hurle du dedans et du dehors, ça dit des gros mots. La télé aussi parle fort comme les jeux vidéo. Chez moi, ça mitraille sec, ça tue des gens, des monstres, des fruits et des bonbons et les écrans ne s’éteignent jamais. On parle une autre langue. Un mélange de mots d’école et puis d’autres, des gros, des interdits et même des inventés. Avant, “Merci, au revoir et bon appétit” côtoyait “Vas-y enfoiré, casse-toi bouffon à lunettes et viens bouffer”. Pas de prise de tête, et tout était clair entre ma classe bien rangée et ma maison loufoque. Il suffisait de ne pas se tromper de langage, de ne pas se mélanger les guibolles avec les mots, les expressions ni les façons. Mais, en général, mes deux vies école et maison ne se rencontraient jamais, sauf quand ma mère venait apporter des crêpes à la maîtresse pour les goûters spéciaux ou la kermesse de fin d’année. Là, j’étais fier de ma maman quand, à la demande de Mme Rubiella, toute la classe l’applaudissait pour la remercier. — Alors, combien vous en avez fait cette fois, madame Dambek ? — Cent vingt, comme ça y en aura pour tout le monde : les gamins et les gens qui travaillent à la cantine et au ménage. Ma mère, elle est généreuse. Elle pense toujours aux gens qui travaillent dur discrètement, à ceux que personne ne remercie jamais. Elle est forte pour ça, ma mère. Elle est forte tout court d’ailleurs, ma mère. C’est pour ça que mes frères l’appellent parfois la grosse dondon. Ils se moquent. Ils blaguent mais, moi, j’aime pas trop quand ils le font, parce que maman ça lui fait mal aux jambes d’être forte, surtout quand elle monte les escaliers et qu’elle étouffe en plus. Bref, avant qu’Hippolyte Castant vienne chez moi pour l’exposé, j’aimais ma mère. J’étais fier de ma mère. De mon père aussi et de toute ma famille, et je me sentais bien dans notre petit appartement. Mais voilà, Hippolyte s’est pointé et tout s’est effondré. Ça a pété d’un coup. PAF ! Comme une bombe dans la tronche sur l’écran de la télé. Un cataclysme. Ma maison s’est écroulée et moi avec. Parce qu’après le choc de la réalité, derrière la fumée de mes idées, j’ai vu ma famille s’éloigner. Comme si d’un coup, je n’étais plus que d’un seul côté. Sur le trottoir d’en face à les regarder, maman, papa, Titi, Bibiche et Gilou, comme des étrangers. À cause d’Hippolyte et de l’exposé, je suis passé complètement dans le monde de l’école, de l’ordre, des livres, des devoirs et des héros de la grande histoire. Et tout à coup, mes deux vies ne se sont plus mélangées. Mo et Maurice Dambek ne pouvaient plus se saquer. Et vu que les deux c’est moi, c’était horrible. C’est pourquoi j’ai décidé de raconter ce qui s’est passé. On ne sait jamais. Mon histoire pourra peut-être aider quelqu’un d’autre. Un enfant, un élève qui, comme moi, ne se sent plus à sa place dans un de ses deux mondes. Écrire, ça reste. C’est pour cette raison que je collectionne les vieilles cartes postales. Les mots de guerre, de vacances, d’amour, d’amitié ou de la météo. Ça reste, les mots. Ça traverse le temps et moi c’est ce que je veux. Traverser le temps et devenir un héros. Pour que vous compreniez bien ce qui m’est arrivé, je vous laisse entrer chez moi. C’est au 2 de la rue des Cordilles. Quand j’étais petit, je disais “rue des Crocodiles”. C’était plus chouette. Tout est toujours plus chouette quand on est petit. Bon, bah ! Entrez ! Pas la peine de sonner, ça marche plus. De toute façon, chez moi, c’est toujours ouvert. 2 LE 2 RUE DES CORDILLES, c’est dans le quartier des romanichels. C’est comme ça qu’on l’appelle dans la famille, le quartier. Il y a un paquet de noms différents pour parler des gens du voyage. Chez nous, on dit “romanichels” ou “romanos”, mais Mme Rubiella m’a expliqué qu’il ne fallait pas dire ça, que c’était un peu méchant, dévalorisant, et qu’il valait mieux parler des “gitans”. J’ai pas relevé, mais dans ma tête j’ai tout de suite classé : “romanos et romanichels” chez moi, “gitans et gens du voyage” du côté de la maîtresse. J’ai l’habitude d’avoir un double lexique. C’est un peu comme d’être bilingue. Bref, les gitans-romanichels dans le coin, y en a qui les aiment bien, qui les défendent, d’autres qui beuglent : “Ce sont tous des voleurs, des bagarreurs ! Ils foutent rien de la journée à part jouer de la guitare, chanter, boire ou fumer !” J’en sais rien. J’ai pas trop d’idées sur la question, vu que je ne connais pas bien leur histoire, aux romanos. Il paraît qu’avant les gitans étaient des nomades qui vivaient dans des caravanes, des roulottes. Moi, je pense que ça devait être chouette de se balader d’une ville à l’autre. En tout cas, les gitans de mon quartier, ils vivent comme nous dans des appartements, et franchement, je ne les trouve pas très différents des autres habitants. Ni plus gentils ni plus méchants, pas plus voleurs que mon frère Titi, et ils parlent aussi fort que nous, même si nous, on n’est pas des romanos. Maman y tient beaucoup. Nous, on est des Polacks. C’est comme ça que Patrick, le copain de papa, nous appelle. Il dit : “On va chez les Polacks.” C’est pas méchant dans sa bouche, c’est même plutôt tendre parce que Patrick nous aime beaucoup. On est donc d’origine polonaise du côté de mon père, c’est pour ça que je m’appelle Dambek. C’est écrit sur la boîte aux lettres. Mais ça fait longtemps qu’on ne parle plus un mot de polonais dans la famille. Heureusement, parce que vu que j’ai déjà deux langues (école et maison), en ajouter une troisième m’embrouillerait. Enfin, à part ma mère, on est tous nés là, dans le sud de la France, au bled quoi. Dans mon quartier, on parle fort. On hurle de jour comme de nuit, on dit des gros mots, on rigole aussi. À la maison, pareil. Volume maximum, dedans comme dehors. Chez moi, le silence, ça n’existe pas. C’est pour ça qu’en CP, j’avais du mal à me concentrer. Dans la classe, le tic-tac de la pendule me foutait la trouille. Il a fallu que je m’habitue et que j’apprenne à doser mon niveau sonore, parce uploads/Geographie/ 5-lecture-jo-witek-y-a-pas-de-heros-dans-ma-famille.pdf

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