L’amour Lacan Jean Alouch Epel Prologue Si je commence par l’amour, c’est que l

L’amour Lacan Jean Alouch Epel Prologue Si je commence par l’amour, c’est que l’amour est pour tous, −ils ont beau le nier, − la grande chose de la vie1. BAUDELAIRE L’amour est chose trop sérieuse pour être laissée aux mains jointes des amoureux. Aussi, dans l’Antiquité grecque, existait-il plusieurs pra- tiques et autant d’acteurs auxquels on s’en remettait pour assurer son succès. Il arrive, aujourd’hui, que l’on fasse appel non pas à un inter- médiaire influent, ni à un sorcier susceptible de rendre plus assurée l’exécution d’un rite magique propitiatoire, ni même à un dieu, mais à un psychanalyste, lorsqu’il devient par trop évident qu’en affaire d’amour… ça ne va pas. Un symptôme, un acte manqué, un lapsus vient sonner l’alarme, ou bien encore un même et désastreux scénario semble inlassablement se répéter d’échec amoureux en échec amou- reux. Ainsi s’engage une nouvelle et singulière liaison, dont personne ne sait l’issue. Celle-ci, pour une part, dépend du psychanalyste. Convient-il que, moderne Socrate, il soit lui aussi savant en amour ? Quelle qu’elle soit, l’expérience amoureuse est celle de sa propre limite. Non pas tant que l’amour ait une fin, la liaison se rompant ou la mort lui assignant un terme. Cela arrive, que l’on versera au compte de la contingence. C’est en un autre sens, lui nécessaire, que l’on entendra ce trait de l’expérience amoureuse : si actuelle, si intense voire si passionnée soit-elle, elle reste autolimitée. Autant dire que ce 1. Baudelaire, « Choix de maximes consolantes sur l’amour », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 546. L’AMOUR LACAN 10 trait frappe également l’amour le plus éternel. L’amour éternel est une figure de l’amour ; il y en eut d’autres, que Lacan a visitées et écartées pour, discrètement, porter au jour l’expérience amoureuse telle que la psychanalyse la lui offrait : il est dans l’ordre ou le désordre amoureux de configurer une limite et de s’y tenir. Sa marche la trace, la rend effective. Que serait un amour qui ne négligerait pas ce qu’est l’amour ? La question n’est pas si triviale qu’il y paraît. Mais qu’est-ce donc qui assigne là ? qui, parfois, absorbe une vie dans le réduit de l’expérience amoureuse, quand bien même cette vie est réglée sur le sentiment océanique ? Et comment le savoir, si ce n’est par cette expérience elle-même ? On le sait, l’amour ne se maintint pas hors champ de l’exercice psychanalytique. Il en reçut un nouveau nom : transfert. C’était déjà repérer, fût-ce dans une certaine obscurité main- tenue, qu’il y jouait une partie inédite, qu’il pouvait donc en recevoir un éclairage lui aussi inédit. C’était aussi, à l’endroit de l’amour et notamment côté psychanalyste, créer un embarras. D’un tel embarras Lacan voulut faire vertu analytique. Il n’eut d’autre solution que de se régler sur l’expérience, aussi bien transférentielle qu’amoureuse. Nulle différence, en effet, tant et si bien que l’on usera d’un néologisme −transmour −pour mieux dire leur stricte identité. Le transmour n’est pas l’analyse, l’atteste qu’il s’y soit introduit sans avoir été invité. Inat- tendue, encore moins imaginée, son irruption dans l’analyse aura été rendue possible par le dispositif analytique. Qu’est-ce donc qui, dans ce dispositif, a permis une telle intrusion ? Le fait est qu’une fois ins- tallé là, y prenant quasi ses aises, l’amour se trouvait en curieuse pos- ture. Le voici cohabitant, bon gré mal gré, avec ce qui, également, est expérience, l’expérience analytique. Rien de tel ne lui était jamais arrivé. Comme un animal darwinien parvenu du continent jusque sur les îles Galápagos, l’expérience amoureuse a été amenée à se trans- former, tout en restant elle-même, afin de s’insérer dans l’expérience analytique. Ainsi aura-t-on distingué un de ses traits jusque-là sinon absolument masqué, tout au moins négligé : son autolimitation. On appellera « amour Lacan » cette figure de l’amour où le caractère limité de l’expérience amoureuse s’est manifesté. Aimer ainsi vaut comme une figure inédite de l’amour. Elle mérite un nom. S’il n’y a nul au-delà de cet amour-là (l’analyse n’en est pas un), il y a, en revanche, un nouvel amour, celui qui saurait jouer pleinement le jeu de sa propre limite. Un mot, fort simple, pourrait approcher la teneur de ce jeu : aimer, c’est laisser l’autre être seul. Effectivement seul et cependant aimé. Un tel amour n’unifie pas, ne fabrique pas du « un », n’en déplaise aux mânes d’Aristophane ; il ne permet pas davantage d’« être à deux ». Qu’advient-il donc à l’aimé ? Il est aimé, mais pas pour autant d’un amour qui porterait atteinte à sa non moins précieuse solitude. Aimé, il pourra s’éprouver non aimé. Non aimé, il pourra s’éprouver aimé. Ce qui se laisse abréger ainsi : il aura obtenu l’amour que l’on n’obtient pas. « Lacan même » C’est non pas à Lacan mais à un mot de Philippe Sollers que je dois la venue au jour de cette manière d’aimer. Au printemps 2002, la revue L’infini publiait un entretien avec Sollers, intitulé « Lacan même2 », dont la lecture m’a saisi d’une façon que je ne saurais mieux dire qu’en rapportant la pensée qui m’a traversé dès ses premières lignes et tout du long par la suite : voilà maintenant quarante ans que Lacan m’oc- cupe un invraisemblable nombre d’heures, trente ans que j’écris à son propos, et voici que ce Philippe Sollers, légèrement, sans tout ce labeur, publie aujourd’hui un texte sur Lacan que je puis parfaitement cosigner. J’étais sidéré, bluffé sans doute. Nos jugements se recoupent. Ainsi lorsque Sollers déclare qu’il convient de prendre Lacan « dans ses hésitations, ses repentirs, ses silences, ses coups de gueule… », ce précisément à quoi l’on s’emploiera dans cet ouvrage ; ou lorsqu’il rapporte que Lacan lui écrivit : « On n’est pas si seuls somme toute3 », un trait destiné à caractériser l’amour Lacan, même si, vu son desti- nataire, on peut aussi entendre « On n’est pas si “sol”, pas si “Sollers” somme toute » ; ou encore lorsqu’il note que « Le nom de Bataille était un problème considérable dans la région Lacan », ajoutant : « C’est très mal vu d’être Bataille pour les matriarches de la région, n’est-ce pas, très très mal vu. Très mauvaise réputation. […] une vie qui n’est pas souhaitable, trop de liberté. » Si l’on devait aller chercher le Lacan qui aurait innové en manière d’amour, c’est en ce point même que Sollers qualifie d’un « trop de liberté », en ce point qui fit notamment surface Prologue 11 2. Philippe Sollers, « Lacan même », entretien avec Sophie Barrau, L’infini, no 78, Paris, Gallimard, printemps 2002, p. 10-23 (repris avec une postface de Jacques-Alain Miller dans Philippe Sollers, Lacan même, Paris, Navarin, 2005). Cf., également, « Nature d’Éros », L’infini, no 80, automne 2002. 3. P. Sollers, « Lacan même », art. cité, p. 12. Il s’agit de la dédicace des Écrits adressée à Sollers. avec le livre de Sibylle Lacan sur son père4. En quoi Lacan, à l’endroit de l’amour, aurait-il manifesté son trop de liberté ? Cet entretien ouvre une porte à la réponse. Sophie Barrau demande à Sollers : Qu’est-ce qu’il cherchait finalement Lacan… selon vous… qu’est-ce qu’il cherchait ? (Il réfléchit) L’amour qu’il n’a pas obtenu. Qu’il n’a pas obtenu… ? Il n’a pas été aimé. … Qu’il n’a pas obtenu quand ? Jamais. Vous voulez parler de sa vie, de son enfance ? Oui. De tout. De sa constitution. Il n’a pas été aimé. Il y a de quoi devenir furieux. Et je pense que ça le tourmentait, beaucoup. Et, je crois qu’il aurait voulu une reconnaissance beaucoup plus large, la soumission de l’université, la réalisation d’un rêve mégalomaniaque, une volonté de puissance généralisée, être sacré. Je crois qu’il a eu ce rêve de toute-puissance. Pour avoir l’amour que selon vous il n’aurait jamais obtenu ? J’ai toujours eu l’impression qu’il n’avait jamais été guéri d’un bobo d’amour. D’un gros bobo. Ça n’allait pas, quoi. On peut entendre cet échange de deux façons. La première : Lacan cherchait l’amour, et ne l’a pas obtenu. La seconde : Lacan cherchait une certaine sorte d’amour, l’amour que l’on n’obtient pas. N’était-ce pas cette recherche elle-même qui faisait de Lacan un psychanalyste ? La chose vaut-elle seulement pour lui, ou bien pour chaque psycha- nalyste ? Est-ce là le « trop de liberté » que Lacan se serait octroyé à l’endroit de l’amour ? Cet amour que l’on obtient comme ne l’obtenant pas, n’est-ce pas l’écho, la contrepartie de cette solitude, « pas si seuls », dont faisait état Lacan auprès de Sollers ? N’est-ce pas là, pré- cisément, la solitude du psychanalyste ? Celle que l’on trouve appro- chée par Donald Winnicott qui, dans un article intitulé « La capacité d’être seul5 », évoque ce que serait une heureuse solitude en présence de quelqu’un ? 4. Sibylle Lacan, Un père. Puzzle, Paris, Gallimard, 1994. 5. In Donald D. Winnicott, De la pédiatrie à uploads/Geographie/ l-x27-amour-lacan.pdf

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