L’Habitation Saint-Ybars Table des Matières -01- Présentation -02- PREMIÈRE PAR

L’Habitation Saint-Ybars Table des Matières -01- Présentation -02- PREMIÈRE PARTIE. L’HABITATION SAINT-YBARS -03- DEUXIÈME PARTIE. L’HABITATION SAINT-YBARS -04- TROISIÈME PARTIE. L’HABITATION SAINT-YBARS -05- QUATRIÈME PARTIE. L’HABITATION SAINT-YBARS -01- Présentation Alfred Mercier L’Habitation Saint-Ybars 1881 -02- PREMIÈRE PARTIE. L’HABITATION SAINT- YBARS CHAPITRE I Le 5 mai 1851, le trois-mâts Polonia, arrivant de Cadix, entrait dans notre port, et bientôt jetait l’ancre en face de la rue Marigny. Parmi les passagers qui en descendirent se trouvait un jeune homme, dont la physionomie paraissait plutôt française qu’espagnole. En effet, il était français. Bien qu’il eût à peine vingt-trois ans, il avait déjà beaucoup souffert pour ses opinions politiques. Blessé et fait prisonnier sur les barricades, à Paris, pendant les journées de juin 1848, il avait été déporté en Afrique. Après avoir résisté, seize mois, aux épreuves de la captivité et au climat meurtrier de Lambessa, il était parvenu à s’évader, et il s’était embarqué à Oran sur un navire en partance pour Cadix. En mettant le pied sur la terre d’Espagne, il avait rencontré un ancien réfugié dont il avait fait la connaissance à Paris, en 1847, dans les salons de Le Dru Rollin. L’espagnol l’avait accueilli avec cordialité, et, s’autorisant de son âge et de son amitié, lui avait donné un conseil. « Croyez-moi, lui avait-il dit, ne cherchez pas à rentrer dans votre patrie clandestinement. La France appartient désormais au prince Louis-Napoléon ; il en fera tout ce qu’il voudra, jusqu’à nouvel ordre, combien de temps durera-t-il ?... Qui sait ? imitateur superstitieux et servile de son oncle, il le copiera jusque dans ses fautes ; il s’obstinera, au mépris du sens commun, à se fier à ce que, dans sa famille, on a l’habitude d’appeler la bonne étoile des Napoléons. Quand ce feu follet de l’orgueil l’aura entraîné, lui aussi, à sa perte, la France aura pris congé de sa dernière illusion monarchique ; alors, commenceront des temps meilleurs pour vos idées républicaines. En attendant, allez aux États-Unis ; là vous verrez, dans toute l’étendue de son application, le principe gouvernemental que vous croyez le plus favorable à la liberté de l’homme et à son bonheur. Vous observerez, vous étudierez, vous réfléchirez. Un jour viendra, peut-être plus tôt que je ne crois, où vous reparaîtrez parmi vos compatriotes avec l’autorité que donne l’expérience. Tenez, j’ai justement un navire qui va mettre à la voile pour la Nouvelle- Orléans ; je vous y offre une cabine. Vous trouverez facilement à vous caser en Louisiane, comme professeur. J’ai quelques amis à la Nouvelle-Orléans, entre autres un ancien avocat attaché à la rédaction d’un des principaux journaux de cette ville ; je vous donnerai une lettre de recommandation pour lui. Ne perdons pas de temps ; écrivez quelques mots à votre famille ; ensuite, nous nous occuperons de votre malle de voyage. » Le jeune proscrit avait suivi le conseil de son ami ; debout sur la dunette du Polonia, au moment où le soleil descendait sous l’horizon, il avait contemplé longtemps, non sans émotion, et cette terre d’Europe dont il s’éloignait et la mer qui l’emportait vers une destinée incertaine, peut-être malheureuse. À voir l’air calme et assuré avec lequel, en débarquant, il marchait sur la Levée, on n’eût pas dit qu’il fût en pays étranger. Il avait étudié le plan de la ville, il savait bien son chemin pour se rendre aux bureaux de l’Abeille. Il prit la rue de l’Esplanade, et se disposait à tourner à gauche dans la rue de Chartres, lorsque son attention se fixa sur une maison basse dont toutes les portes et fenêtres étaient grandes ouvertes. Les deux chambres de devant, donnant sur l’Esplanade, n’avaient pour tous meubles que des bancs alignés le long des murs et occupés, ceux d’une pièce par des nègres, ceux de l’autre par des négresses ; quelques gens de couleur d’une nuance plus ou moins claire étaient mélangés avec ces noirs. À chaque pièce correspondait, sur le trottoir, un escalier de trois marches ; sur les degrés de l’un et de l’autre se tenaient debout quelques nègres et quelques négresses, tous dans la force de l’âge et paraissant jouir d’une excellente santé. À l’intérieur une porte à coulisse ouvrait une large communication de l’une à l’autre chambre. Au second plan, on voyait des pièces plus petites, peu éclairées ; puis, au-delà, une galerie donnant sur une cour au fond de laquelle étaient une cuisine et les dépendances. Un homme de race blanche, grand et robuste, allait et venait de la chambre des hommes à celle des femmes, jetant de temps en temps un coup d’œil du côté de la rue, comme font les marchands qui attendent la pratique. Jeune encore, il avait déjà cette bouffissure des joues et ce teint violacé auquel on reconnaît des habitudes d’ivrognerie. On voyait qu’il avait dû être beau au commencement de l’âge viril. Il avait le regard intelligent mais dur. Par intervalle, il levait religieusement les yeux au ciel, comme pour implorer sa protection ; mais c’était moins par piété que par une sorte de tic que lui avaient laissé ses anciennes fonctions de ministre protestant ; car, il avait quitté l’état ecclésiastique depuis cinq ans, pour se faire marchand d’esclaves. Le jeune étranger ralentit le pas, pour mieux voir ; mais il ne comprit pas d’abord ce qu’il voyait. Alors, s’adressant à une négresse qui venait à sa rencontre, il lui dit : « Madame, je vous prie, qu’est-ce que cela ? » La négresse s’entendant appeler Madame, se laissa aller à un de ces larges et joyeux rires particuliers à la race africaine, et dont l’européen ne peut se faire une idée avant de les avoir entendus ; puis, reprenant à demi son sérieux : « Vou pa oua don, Michié ? répondit-elle ; cé nég pou vende. » Elle s’aperçut qu’elle n’était pas comprise ; alors, elle se douta qu’elle avait affaire à un étranger, et elle reprit en bon français : « Ce sont des nègres à vendre, Monsieur. « Ah ! » fit l’inconnu, et il ne demanda plus rien. Il y avait bien des choses dans ce simple ah ! La négresse n’y vit qu’une expression de surprise banale ; quant à celui qui l’avait prononcé, il n’eut pas le temps d’analyser son impression : sa vue était déjà fixée sur quelqu’un qui s’approchait, tenant par la main une petite demoiselle de treize à quatorze ans. L’homme qui venait était un louisianais de vieille souche, un type de l’aristocratie créole. D’une taille élevée, il paraissait encore plus grand par sa manière de tenir sa tête haute et même un peu jetée en arrière comme s’il eût regardé un objet placé à l’horizon. Mince, bien fait, élégamment vêtu à la dernière mode, il marchait avec une désinvolture où se lisait, au premier coup d’œil, l’estime de soi-même et l’habitude du commandement. En l’apercevant, le jeune étranger se dit intérieurement : « A-t-il l’air fier, celui-là !... le grand roi Assuérus, dans toute sa gloire, ne marchait pas plus superbement. » La fillette avait un costume qui lui allait à ravir ; mais elle était si jolie et elle avait une physionomie si remarquable, que l’attention du jeune français se concentra exclusivement sur son visage. Elle avait la peau d’une blancheur mate, et les lèvres d’un rose vif. Ses yeux, d’un noir foncé et velouté, rayonnaient d’un éclat doux et tranquille qu’un poète aurait volontiers comparé à celui d’une belle nuit d’été ; ils révélaient un cœur sensible, une âme recueillie et profonde. Elle eût paru trop sérieuse pour son âge, sans le sourire, charmant de candeur et de bonté, qui se dessinait aux coins de sa gracieuse petite bouche, dès qu’elle parlait. Le louisianais entra chez le marchand d’esclaves ; celui-ci leva les yeux vers le plafond, soupira de satisfaction, et s’inclinant respectueusement : « Monsieur Saint-Ybars, dit-il, je suis heureux de vous voir. Vous tombez bien : j’ai deux lots magnifiques, hommes et femmes, tous sujets de choix, excellents travailleurs, et parmi eux quelques ouvriers spéciaux. « Salut, Monsieur Stoval, » répondit laconiquement Saint-Ybars, sans regarder le marchand, et même sans prendre la peine de dissimuler le mépris qu’il avait pour lui. On peut trouver étrange et contradictoire que lui, qui venait là pour acheter des esclaves, méprisât celui qui faisait métier d’en vendre ; mais ce sentiment, logique ou non, n’en existait pas moins chez lui. « Oui, Monsieur, reprit Stoval, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, tous sujets de choix, excellents travailleurs, et parmi eux... « C’est bien, je le sais, dit Saint-Ybars en interrompant la ritournelle du marchand ; ils appartiennent à la succession de la veuve Hawkins. Les héritiers sont à Boston ; ils ont envoyé l’ordre de les vendre tous, grands et petits. Et ce sont ces mêmes gens qui prêchent l’abolitionnisme, au nom de la philanthropie. Hypocrites ! Mais, comme ils disent, ces saints du jour, business is business : j’ai besoin d’un forgeron, pour remplacer un des miens que j’ai uploads/Geographie/ l-x27-habitation-saint-ybars.pdf

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