MARYSE CONDÉ Histoire de la femme cannibale MERCVRE DE FRANCE Merci à Michel Ro

MARYSE CONDÉ Histoire de la femme cannibale MERCVRE DE FRANCE Merci à Michel Rovélas de m’avoir prêté son titre. Pour Richard Supposez trente Anglais en tout et pour tout, de par le monde. Qui les remarquerait ? HENRI MICHAUX Un barbare en Asie 1 Le Cap dormait toujours de la même façon, couché en chien de fusil. Après des heures de silence funèbre, lourd comme la pelisse d’un dirigeant soviétique d’autrefois, des moteurs se mettaient à pétarader de tout partout, des engins à tonitruer. Dans le lointain, pareilles aux glapissements des cormorans, les sirènes des premiers ferries déchiraient les nuages de brume flottant ras sur la mer au départ de Robben Island, ex-île-camp de concentration métamorphosée en attraction touristique internationale. Puis les freins des autobus bondés, convergeant de la misère des bas-fonds vers la splendeur du centre, butaient aux mêmes arrêts. Les milliers de pieds mal chaussés des Noirs se hâtaient vers les emplois subalternes qu’ils n’avaient pas cessé d’occuper. Ces bruits étaient précédés des vroum-vroum de rondes d’hélicoptères trouant l’aube, les hélicoptères de la police aux yeux perçants débusquant les malfaiteurs de leurs trous à rats. Car la nuit du Cap débordait de toutes qualités de puanteurs et de pourritures. C’était un cauchemar dont la ville sortait exsangue, ses dalots charroyant la bile et la sanie, sa chevelure de néfliers et de pins maritimes raidie d’effroi. Rosélie s’assit sur le lit que, depuis trois mois, elle occupait seule, roulée en position de fœtus, le nez collé contre la cloison parce que le vide derrière son dos la terrifiait. Est-ce que j’ai dormi cette nuit ? Non, je n’ai pas dormi. Je ne dors plus. Est-ce que mes dents ont grincé ? Parfois, elles s’entrechoquent comme des billes de bois sur l’eau furieuse d’un fleuve. Je mords mes lèvres : elles saignent. Je geins. Je gis et je geins. Elle trébucha jusqu’à la coiffeuse aux trois miroirs ovales, opaques, brouillés par endroits de taches vertes dérivant comme des nénuphars sur l’eau d’un lac indien. Elle contempla avec une délectation morose ses cheveux ras, jaunissant par places, les traits au fusain dessinés sur son front couleur terre de Sienne, ses yeux obliques, au-dessus de flaques de peau molle, sa bouche serrée entre deux tranchées, en un mot, sa figure ravagée qui affichait que la traversée déjà longue avait été rude, si rude. Seule la peau détonnait. Aussi soyeuse qu’au temps d’enfance quand sa maman répétait en la mangeant avec des baisers : — Quelle peau de velours satin ! En Guadeloupe, on s’extasie plutôt : « peau de sapotille ». Mais Rose détestait ces clichés créoles et tenait à tout désigner à sa manière. C’est ainsi qu’elle avait forgé Rosélie, prénom absurde. Fille de Rose et Élie. Elle adorait son mari et entendait le clamer au monde entier par enfant interposée. Qu’elles étaient loin, ces années-là ! À croire qu’elles n’avaient jamais existé. C’est vrai, l’enfance est un mythe, une fabrication sénile des adultes. Moi, je n’ai jamais été enfant. Autour d’elle, le mobilier choisi à la fantaisie de Stephen s’ébrouait, se débarrassait peu à peu des inquiétantes formes animales dont, soir après soir, la noirceur le dotait. C’était son obsession depuis un week-end avec Stephen, deux ans plus tôt au parc naturel de KwaMaritane, à quelques pas de Sun City, la capitale d’un ex-bantoustan promue, quant à elle, au rang de Centre de loisirs international avec casino et hôtels pour étoiles. Elle n’avait pas prévu que les animaux, aperçus pendant ces trois jours, inoffensifs, somnolant à l’ombre des buissons dans l’immensité du veld, de nuit, se ressouviendraient qu’ils étaient des fauves et la chargeraient. Car ce qui l’avait effrayée, c’étaient les hommes. Blancs. Guides, gardiens, visiteurs autochtones, touristes étrangers. Tous bottés, coiffés de chapeaux à bord souple, fusils de chasse à canons superposés au poing, animant ces images de westerns sans bisons futés, ni Indiens, déjà trucidés ou défaits, édentés, parqués dans les réserves. Stephen, au contraire, avait adoré se déguiser en saharienne et short de toile mouchetée, façon treillis, gourde au côté et lunettes de soleil sur le nez : — Tu ne sais pas t’amuser, lui avait-il reproché, empoignant virilement le volant d’une Land Rover. Pas sa faute si elle souffrait du complexe des victimes et s’identifiait à ceux qui sont poursuivis. En bas, la porte grillagée, bardée de crochets, de barreaux de fer et de cadenas pour tenter de résister aux agresseurs nocturnes de plus en plus nombreux, de plus en plus hardis, gémit. Elle signalait que Deogratias, le gardien, ragaillardi par six heures de sommeil, rentrait chez lui. Une demi-heure plus tard, elle gémit de nouveau. Une toux caverneuse de fumeuse invétérée en dépit des campagnes télévisées sur les méfaits du tabac annonça l’arrivée de Dido, la métisse qui cuisinait et faisait le ménage, plus amie en vérité que servante, bien que payée au mois. Bientôt, elle monterait dans la chambre, ferait alterner le récit archi-connu de ses insomnies, de ses peines, mari emporté par une crise cardiaque, fils emporté par le sida, avec la lecture par le menu et le détail des agonies de la ville. Et il semblerait à Rosélie qu’elle imitait Rose, sa mère, qui, matin de carême comme matin d’hivernage, s’entretenait avec Meynalda, sa bonne, une ex-jeunesse de l’Anse Bertrand qui ne s’était jamais mariée et avait vieilli fille à côté d’elle. Ces deux-là se détaillaient leurs rêves et comparaient des « Clés des songes ». Meynalda tenait d’une des patronnes de sa mère, cuisinière avant elle, une « Clé des songes » traduite du portugais qui répertoriait et expliquait deux cent cinquante rêves. — Je me suis réveillée sous le coup que j’en ai eu, musait Rose. C’était le devant-jour. J’étais comme la Samaritaine, assise sur la margelle d’un puits. Les gens passaient devant moi et me lançaient des roches. Peu à peu, j’étais couverte de sang. — Sang veut dire victoire, la rassurait Meynalda. Victoire sur quoi ? Pas sur la vie, assurément. Parce qu’elle n’avait pas été capable de la mater, celle-là. Sa poigne sur les rênes de ce foutu cheval arabe qui cabre et rue à fantaisie n’avait jamais été ferme. Après six années d’amour fou, Élie, son mari, était entré dans le rang et coureur comme les autres dilapidait sa paie de greffier au tribunal de grande instance avec les bòbòs du Carénage. Il se donnait de bonnes excuses. Sitôt mariée, Rose avait commencé à souffrir d’un embonpoint, non, d’une enflure, non, d’une boursouflure contre laquelle les régimes draconiens, le dernier en date imposé par un nutritionniste grec qui avait guéri l’obésité de vedettes de cinéma américaines, étaient aussi inopérants que des emplâtres sur une jambe de bois. Elle avait toujours été une « belle Négresse ». En Guadeloupe, l’expression signifie ce qu’elle signifie. Elle qualifie une femme noire, ni rouge, ni câpresse, ni chabine, noire ; cheveux fournis ; trente-deux dents de perle ; bien en chair et de haute taille. Élie avait bataillé pour l’épouser, car vous connaissez nos pays ! Lui était plutôt mulâtre, clair en tout cas, avec des cheveux qu’il couchait, gominait, pommadait et le faisaient ressembler à Rudolph Valentino, une fois enlevé le voile du Cheik. Les gens racontent que Rose l’avait charmé avec sa voix de sirène mezzo- soprano, car, avec du métier, elle aurait pu devenir cantatrice professionnelle. Elle lui avait susurré à l’oreille l’air bien connu de Carmen, elle n’appréciait que les mélodies françaises, pas les créoles, trop vulgaires, parfois les espagnoles : L’amour est enfant de Bohême Il n’a jamais, jamais connu de loi, Si tu ne m’aimes pas, je t’aime. Si je t’aime, prends garde à toi. Puis, à dater de ses vingt-six ans, de la naissance de sa fille, la maladie, sournoise et souveraine, avait triomphé. La graisse avait inexorablement interposé ses coussins adipeux entre elle et l’affection, l’amour, le sexe, toutes ces choses dont les humains ont tellement besoin pour ne pas finir déments. Peu à peu, son précieux organe s’était réduit à un couinement de souris qui fusait, incongru, pathétique, de sa gorge. Un jour de mars et le carême incendiait La Pointe, sa voix s’était définitivement éteinte sur un couac comme elle entonnait Adios, pampas mias. Elle avait été clouée pendant seize ans dans un fauteuil d’invalide, vingt-trois ans dans un lit dont ses chairs débordaient, aussi incontrôlables que les eaux d’un fleuve en crue. Quand la délivrance était survenue à soixante-cinq ans, Roro Désir, de l’Entreprise des pompes funèbres Doratour, « Confiez-nous vos morts, nous leur rendrons la jeunesse », lui avait confectionné un cercueil de quatre mètres sur quatre. Certains êtres ne sont pas bénis par la bonne chance. À leur naissance, des comètes furieuses zigzaguaient à travers le ciel, s’y cognaient, s’y bousculaient, s’y chevauchaient. Conséquence, ce désordre cosmique a influencé leur destinée et, dans leur vie, tout va de travers. À sept heures, le soleil était déjà impérieux. Il heurtait obstiné les grandes jalousies de bois qui masquaient les fenêtres. Dido poussa la porte et embrassa tendrement Rosélie uploads/Geographie/ conde-maryse-histoire-de-la-femme-cannibale.pdf

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