Christophe Bonneuil Mai 2014 Article originalement publié sur le site d’ATTAC F
Christophe Bonneuil Mai 2014 Article originalement publié sur le site d’ATTAC France L’Anthropocène et ses lectures politiques L’Anthropocène et ses lectures politiques – Mai 2014 2 Bien plus qu’une crise environnementale (dont le marché, la croissance verte ou la technologie nous sauverait), l’Anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire géologique de la Terre causé non pas par l’ « Homme » en général, mais par le modèle de développement qui s’est affirmé puis globalisé avec le capitalisme industriel*. L’Anthropocène, c'est – pour des siècles peut-être – notre époque, notre condition, notre problème. C’est le signe de notre puissance « géologique », mais aussi de notre impuissance politique. L'Anthropocène, c’est une Terre dont l’atmosphère est altérée par les 1400 milliards de tonnes de CO2 que nous y avons déversées. C’est un tissu vivant appauvri et artificialisé. C’est un monde plus chaud et plus lourd de risques et de catastrophes, avec un couvert glaciaire réduit, des mers plus acides et plus hautes, des climats déréglés... avec son flot de souffrances humaines, de dérèglements et violences géopolitiques possibles. Habiter de façon plus sobre, moins barbare, plus équitable et solidaire la Terre est notre enjeu. * Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Paris, Seuil, 2013. Plus encore que la « crise environnementale » des années 1970 – que les acteurs pouvaient encore voir comme récente et comme un bref moment de crise de quelques décennies, l'Anthropocène interpelle aussi les mouvements se revendiquant de l'émancipation par son ampleur massive, tant passée que future. Par ses racines profondes dans le productivisme, l'extractivisme et l'industrialisme des deux derniers siècles, il questionne un rapport au « progrès », à la technique et à l'économie qui a trop longtemps dominé la gauche1. L'Anthropocène apporte une réfutation massive, géologique, au projet moderne d'émancipation-arrachement, au rêve d'un devenir humain et social coupé de toute détermination naturelle : les Modernes ont crû que leur liberté impliquait de s'arracher à toute détermination naturelle et ils se découvrent aujourd'hui liés à la Terre par mille rétroactions ; rattrapés par le retour de Gaïa, avec ses lois, ses limites et sa violence, dans la sphère politique et sociale. L'Anthropocène matérialise enfin ce pourquoi l'altermondialisme ne saurait se limiter à la critique du néolibéralisme dans la nostalgie implicite du bon temps du productivisme keynésien d'après-guerre, dont la facture en terme de dette écologique et d'échange inégal s'avère immense. 1 Pour une critique de la colonisation des résistances anti-industrielles des mouvements ouvriers et socialistes par une gauche bourgeoise et progressiste tout au long du XIXe et du XXe siècle, voir Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats, 2013. Un constat scientifique aux enjeux anthropologiques Cette nouvelle époque géologique, débutant avec la « révolution thermo-industrielle » (Alain Gras) ou encore le « capitalisme fossile » (Elmar Altvater), et succédant à l’Holocène, a été proposée à partir de 2000 par plusieurs scientifiques des sciences du système Terre, tels Paul Crutzen, prix Nobel de chimie spécialiste de la couche d’ozone. Depuis, le concept d’Anthropocène est devenu un point de ralliement entre scientifiques des sciences dures, intellectuels des sciences sociales et militants écologistes, pour penser cet âge dans lequel le modèle de développement actuellement dominant est devenu une force tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale. A la base, un constat scientifique incontestable. Premièrement, les activités humaines sont devenues la principale force agissante du devenir géologique de la Terre. Deuxièmement, en termes d’extinction de la biodiversité, de composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres (cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les écosystèmes…) notre planète sort depuis deux siècles, et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que fut l’Holocène pendant 11.000 ans et qui vit la naissance des civilisations. Dans l’hypothèse médiane de +4°C en 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse 100 à 1000 fois plus élevée que la moyenne géologique, du jamais vu depuis 65 millions d’années. Cela signifie que l’agir humain opère désormais en millions d’années, que l’histoire L’Anthropocène et ses lectures politiques – Mai 2014 3 humaine qui prétendait s’émanciper de la nature et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la Terre par le jeu de mille rétro- actions. Cela implique aussi une nouvelle condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à faire face dans les prochaines décennies à des états que le système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici jamais été confronté, donc auxquels il n’a pas pu s’adapter biologiquement ni nous transmettre une expérience par la culture. Récits et politiques de l’Anthropocène Mais l'Anthropocène, méga-objet dramatique qui envahit l'espace public, n'est-il pas vecteur d'apathie et arme de dépolitisation ? Un discours surplombant, pensant les évolutions à l'échelle planétaire géologique ne fait-il pas perdre tout sens à l'engagement ? Puisque la crise écologique est désormais un problème d’ampleur géologique alors cela nous dépasserait et il faudrait laisser le problème aux experts scientifiques ? Puisque le changement de trajectoire du système Terre est déjà quasi irréversible à l’échelle humaine2, alors tout changement individuel, toute action collective serait inutile et il ne resterait (aux privilégiés) qu’à continuer cyniquement à « manger » la planète ? A « adapter » les sociétés aux changements globaux, en raillant la naïveté dérisoire des alternatives des militants, des décroissants, des « bio », des chasseurs-cueilleurs en extinction, des transitionneurs et autres colibris ? On voit comment le sublime de l’Anthropocène pourrait désarmer toute velléité de changement radical des modes de production, de vie et de consommation. Pour sortir de la complaisance fataliste et post- démocratique, il s'agit de « repeupler les imaginaires » (Stengers), de nous approprier politiquement l'Anthropocène. Un pas en ce sens est de décoder les récits dominants, et de multiplier les récits alternatifs et féconds. Face à cette situation radicalement nouvelle dans l'histoire de la terre et l'histoire humaine que représente l'Anthropocène, il existe au moins quatre visions du monde, quatre méta-récits de ce qui nous arrive à nous et à notre Terre nourricière, quatre trames idéologiques invoquant l’Anthropocène en autant de discours et de « solutions » divergents. Les expliciter, les comparer, les critiquer, c'est déjà ré-ouvrir le champ du politique. L'Anthropocène naturaliste et technocratique des institutions internationales Le premier type de discours, naturalisant, est celui qui domine dans les arènes scientifiques internationales. Les scientifiques qui ont inventé le terme d’Anthropocène n’ont pas simplement avancé des données fondamentales sur l’état de notre planète, ni simplement promu un point de vue systémique sur son avenir incertain. Ils en ont aussi proposé une histoire qui explique « comment en sommes-nous arrivés là ? ». Ce récit peut être schématisé ainsi : 2 Même dans l’hypothèse d’un arrêt immédiat des émissions de gaz à effet de serre, il faudrait des siècles pour retrouver une trajectoire climatique pré-industrielle. Nous, l’espèce humaine, avons depuis deux siècles inconsciemment altéré le système Terre, jusqu’à le faire changer de trajectoire géologique. Puis vers la fin du XXe siècle, une poignée de scientifiques nous aurait enfin fait prendre conscience du danger et aurait pour mission de guider une humanité égarée sur la mauvaise pente3. Ce récit du passé, qui met en avant certains acteurs (« l’espèce humaine » comme catégorie indifférenciée) et certains processus (la démographie, l’innovation, la croissance…), pré-conditionne une vision de l’avenir et des « solutions », qui place les scientifiques comme guides d’une humanité désemparée et ignorante et fait du pilotage du « système Terre » un nouvel objet de savoir et de pouvoir. Mais qui est cet anthropos indifférencié ? Le Grand Récit officiel de l’Anthropocène orchestre le retour en fanfare de « l’espèce humaine », unifiée par la biologie et le carbone, et donc collectivement responsable de la crise, effaçant par là même, de manière très problématique, la grande variation des causes et des responsabilités entre les peuples, les classes et les genres : jusque récemment, l’Anthropocène fut un Occidentalocène ! La catégorie d'espèce ne peut servir de catégorie explicative qu'à des ours polaires ou des Orang-Outan qui souhaiteraient comprendre quelle est donc cette autre espèce qui menace ainsi leurs conditions de vie4… Et encore, il s’agirait là d’Orang-Outan ou d’ours mal formés en « humanologie », qui ne sauraient discerner les « mâles dominants », les asymétries de pouvoir, le long de la chaîne qui relient le recul de la banquise aux sources majeures d’émission de gaz à effet de serre (seules 90 entreprises sont ainsi responsables de plus de 63% des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 17515), ou qui relient les bûcherons et travailleurs indonésiens des palmeraies, les consommateurs européens et les géants de l’agro-alimentaire. Certes la population humaine a grimpé d’un facteur dix depuis trois siècles, mais que signifie cette hausse uploads/Geographie/ lanthropoce-ne-et-ses-lectures-politiques-bonneuil.pdf
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- Publié le Jan 14, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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