Jean-Marc Besse / Le paysage, espace sensible, espace public 259 META: RESEARCH
Jean-Marc Besse / Le paysage, espace sensible, espace public 259 META: RESEARCH IN HERMENEUTICS, PHENOMENOLOGY, AND PRACTICAL PHILOSOPHY VOL. II, NO. 2 / 2010: 259-286, ISSN 2067-3655, www.metajournal.org Le paysage, espace sensible, espace public Jean-Marc Besse (EHGO/UMR Géographie-cités, CNRS/Paris I/Paris VII) Abstract The Landscape: Sensitive Space, Public Space The reflections on landscape flourished in the past few years and this shows in an increasing diversity of theories that this article first tries to grasp. Second, the article aims at exploring a new direction of research in landscape theory: the sensitive or poly-sensory approach to landscape that is envisaged as an alternative to classic theories, either visual or representational. This sensitive approach to landscape is then correlated with contemporary analyses of public space considered to be, following Richard Sennett, both political and a space for sensibility. Two examples (the street, the square) are studied from this perspective. Keywords: landscape, space, public space, sensitive space, street, square On peut considérer que les recherches théoriques sur le paysage en France ont véritablement débuté en France il y vingt-cinq ans, après le colloque organisé, en 1982, par François Dagognet, François Guéry et Odile Marcel autour de la question de la Mort du paysage ? Et, près de quinze ans après la publication du recueil de textes dirigé par Alain Roger sur La théorie du paysage en France (Roger 1995), le paysage fait aujourd’hui plus que jamais l’objet de débats dont les enjeux apparaissent considérables, aussi bien du point de vue théorique que du point de vue pratique. META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 260 1. Les enjeux du paysage Cependant, de nouvelles questions sont désormais posées au paysage. Pendant longtemps, en effet, on avait pu se satisfaire d’une définition qui faisait du paysage un panorama naturel, généralement découvert depuis une hauteur, permettant ainsi au spectateur d’obtenir une sorte de maîtrise visuelle sur le territoire. Un tel spectacle était censé provoquer chez les sujets l’apparition d’un plaisir esthétique ou d’une édification morale, et en tout cas d’une émotion sensible inégalable en son genre. Cette conception pittoresque ou ornementale du paysage (qui est d’ailleurs encore bien vivante, notamment dans ses expressions idéologiques et marchandes), est aujourd’hui mise en crise, aussi bien sur le plan des représentations et des perceptions que sur celui des réalités et des projets. La relation entretenue avec les paysages est devenue plus complexe et moins « naturelle ». Les paysages sont envisagés dans des termes qui ne sont plus simplement esthétiques, mais aussi économiques, politiques, juridiques, sociaux. Ainsi, les paysages sont abordés désormais dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les villes et l’extension suburbaine, sur les sites industriels et leur emprise territoriale, sur les friches, sur l’impact des aménagements dévolus au transport des hommes et des marchandises ou bien à la production et à la circulation de l’énergie. D’où l’interrogation : quelles conséquences cet élargissement du domaine des objets paysagers entraîne-t-il sur la lisibilité des paysages, sur la définition même du concept de paysage et sur les pratiques paysagères ? Mais d’autres questions ont été soulevées, concernant les relations entre les paysages et le pouvoir, politique ou économique. Les paysages ne sont-ils pas d’une certaine manière les instruments de la dissimulation de réalités sociales et économiques assez peu glorieuses, comme l’exclusion socio- spatiale par exemple ? Quelle est la teneur idéologique d’un paysage ? Plus généralement, quelles significations et quelles valeurs un paysage peut-il aujourd’hui proposer ? Concernant les modes d’accès aux paysages, la question, par exemple, est posée de savoir si la vue est encore le support Jean-Marc Besse / Le paysage, espace sensible, espace public 261 privilégié du rapport aux paysages. On parle des paysages sonores, mais aussi du paysage des saveurs, voire du toucher, dans le cadre d’une réflexion générale sur l’histoire des sensibilités. Dans le même ordre d’idées, le développement de media comme la photographie ou le cinéma, mais également celui des techniques numériques d’enregistrement, de fabrication et de reproduction des sons et des images, ont conduit à définir d’autres types de relation aux paysages, voisinant avec les univers de l’immatérialité et de la virtualité, et qui de toute façon vont au-delà des traditionnelles références à la picturalité. Au total, les paysages sont devenus moins immédiatement lisibles, et, dans cette perspective, on comprend que les interrogations conceptuelles concernant les paysages et leur compréhension soient à l’ordre du jour. Afin d’essayer de clarifier les données de cette situation épistémologique et culturelle à tous égards inédite, il peut être utile de dessiner ce qui pourrait être appelé une cartographie des discours paysagers. On peut en effet distinguer dans la pensée contemporaine cinq orientations discursives majeures, qui constituent autant de paradigmes paysagers entre lesquels le débat théorique, voire la controverse, se développent. Ces paradigmes ne se confondent pas avec des auteurs précis. Ils sont plutôt des pôles théoriques et problématiques autour ou à partir desquels les discours sur les paysages se déploient. a) L’orientation aujourd’hui la plus répandue définit le paysage comme une représentation culturelle élaborée par l’histoire. Selon cette orientation, culturaliste, les paysages sont moins des objets que des images ou des pensées. Ils sont relatifs à des systèmes de valeurs philosophiques ou religieuses (mais aussi politiques, sociales, scientifiques et esthétiques), à des conceptions du monde. Le paysage est présenté comme une interprétation ou une « lecture » de l’espace (A. Corbin), ou plutôt comme une succession de lectures. Dans cette perspective se rangent, par exemple, les travaux sur l’invention culturelle et sociale des montagnes, des forêts, ou des rivages marins comme paysages, ou sur le rôle des paysages dans la META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 262 mise en œuvre des imaginaires nationaux (F. Walter). La notion d’artialisation est mise en avant par Alain Roger pour fonder la distinction, constitutive, entre pays et paysage. La notion de représentation peut d’ailleurs être prise de façon restrictive comme représentation esthétique (voire strictement picturale), ou bien de façon plus élargie comme représentation sociale. b) Cette première approche, dite « représentationnelle », du paysage s’est superposée en fait à une approche culturaliste plus ancienne, issue de la géographie humaine (de P. Vidal de la Blache à J. Gracq), et de l’histoire (M. Bloch), qui met l’accent moins sur les représentations considérées spécifiquement que sur les pratiques de production et les usages culturels qui organisent le paysage de façon à en faire un territoire habitable par un groupe humain. Dans cette deuxième perspective, le paysage est alors fondamentalement défini comme une manière collective d’habiter le monde, comme demeure des hommes où ceux-ci peuvent trouver abri et identité, c’est-à-dire sens pour leur existence. Le paysage est alors conçu comme un espace éthique et politique. L’histoire des paysages correspond alors à la transformation des pratiques et des modes d’organisation de l’espace, telles qu’ils s’impriment directement ou non sur le sol. Cette orientation reste très présente chez les anthropologues, les géographes, mais aussi les historiens. c) Une troisième orientation, répandue dans les domaines de l’aménagement et des sciences de la terre, s’articule autour du concept de système paysager. Cette approche, illustrée par les travaux du géographe Georges Bertrand ou de l’écologie du paysage, n’est pas quant à elle strictement culturaliste : le paysage y est compris avant tout comme une réalité matérielle, une entité visible certes, mais qui reflète la présence et l’articulation de forces objectives indépendantes des perceptions et des représentations sociales. En ce cas, le paysage peut être défini soit comme réalité naturelle, soit comme effet d’un aménagement humain, soit enfin comme produit historique de la rencontre des hommes et de la nature. Mais l’orientation générale de cette approche du paysage est systémique, et elle pose la question des temps et des espaces du paysage, c’est-à- Jean-Marc Besse / Le paysage, espace sensible, espace public 263 dire en particulier la question de l’articulation des temporalités et des spatialités humaines, sociales, avec les temporalités et spatialités proprement naturelles (les temps géologiques, climatiques, etc.). d) Une quatrième orientation présente aujourd’hui est « phénoménologique » (E. Straus, H. Maldiney, M. Collot) : le paysage est compris alors comme l’événement d’une expérience sensible, celle de l’horizon. Il est relatif à la mise en œuvre des formes de la sensibilité humaine lorsque celle-ci est livrée au contact du monde. Il est alors moins une représentation qu’un affect, moins une connaissance qu’un choc. On n’est plus, là, dans la perspective de l’établissement d’un savoir. Les paysages, à l’inverse, sont vécus comme se refusant à l’objectivité, voire comme la déroute de tout savoir. Les analyses qui suivent cette ligne de pensée sont plutôt à caractère psychologique et philosophique. Elles s’interrogent sur « l’être au paysage », sur la manière dont les êtres humains sont au monde, et se rattachent au monde par leur corps et leur sensibilité. e) Enfin, dans une cinquième orientation de recherches, le paysage est considéré comme projet. On y trouve l’idée selon laquelle tout paysage est porteur d’une sorte de dynamique (et il est porté par cette dynamique), que celle-ci soit sociale, uploads/Geographie/ le-paysage-espace-sensible-espace-public.pdf
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- Publié le Fev 26, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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