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« Les Dames galantes » au fil  des mots  J’ay oüy faire un pareil compte1 au chevallier de Sanzay2 de Bretagne, un trés-honneste et brave gentilhomme, lequel, si la mort n’eust entrepris sur3 son jeune aage, fust esté un grand homme de mer, comme il avoit un trés-bon commencement : aussi en portoit-il les marques et enseignes4, car il avoit eu un bras emporté d’un coup de canon en un combat qu’il fist sur mer. Le malheur pour luy fut qu’il fut pris des corsaires5, et mené en Alger6. Son maistre, qui le tenoit esclave, estoit le grand prestre de la mosquée de là, qui avoit une trés-belle femme qui vint à s’amouracher si fort dudict Sanzay qu’elle luy commanda de venir en amoureux plaisir avec elle, et qu’elle luy feroit trés-bon traittement, meilleur qu’à aucun de ses autres esclaves ; mais surtout elle luy commanda trés-expressement, et sur la vie7, ou une prison trés-rigoureuse, de ne lancer en son corps une seule goutte de sa semence, d’autant8, disoit- elle, qu’elle ne vouloit nullement estre polluë9 et contaminée du sang chrestien, dont elle penseroit offenser grandement et sa loy10 et son grand prophete Mahommet ; et, de plus, luy commanda qu’encor qu’elle fust en ses chauds plaisirs, quand bien elle luy commanderoit cent fois d’hazarder le paquet11 tout à trac12, qu’il n’en fit13 rien, d’autant que ce seroit le grand plaisir duquel elle estoit ravie14 qui le luy feroit dire, et non pas la volonté de l’ame. 1  Les secrétaires de Brantôme ne distinguent pas compte et conte. 2 Je m’en rapporte, pour l’identification de ce personnage, à ce qu’en a écrit Anatole de Barthélemy [1821-1904], qui lui a consacré une plaquette : « Anne de Sanzay, comte de La Magnanne, abbé séculier de Lantenac », Saint-Brieuc, Guyon frères, 1852. In-8o, 34 p. ; l’essentiel, pour ce concerne notre propos, s’en retrouve dans la notice de la Biographie bretonne (tome II, 1857, pp. 370-374), sous la direction de Prosper Levot. Il s’agit d’Anne de Sanzay (surnommé Bras-de-fer) comte de La Ma(i)gnanne, chevalier de l’or- dre, gentilhomme ordinaire de la chambre, capitaine de 50 hommes d’armes des ordonnances, maréchal de camp, seigneur de Bourouguel et d’Alollac. Fils de René, seigneur de Saint-Mar- sault, et de Renée du Plantys. Le connétable de Montmorency était son parrain. Bulletin de géographie historique et descriptive, Année 1891, no4 : L’Œuvre géographique des Reinel, par le Dr Ernest-Théodore Hamy, page 125. Signature apposée par l’un des propriétai- res d’une carte établie par le cartographe portugais Pedro Reinel vers 1504. « C’est sans doute quand il armait contre les Algériens, que Sanzay s’était procuré la carte de Reinel, où il a mis son nom », écrivait le Dr Hamy. 005 La carte fait partie de la collection Kunstmann (Atlas zur Entdeckungsgeschichte Amerikas, Herausgegeben von Friedrich Kunstmann, Karl von Spruner, Georg M. Thomas ; Zu den Monumenta Saecularia der K.B. Akademie der Wissenschaften, 28 März, 1859, München) à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich. Anatole de Barthélemy, p. 374 : La seule mention qu’on trouve ensuite de ce partisan [« partisan de la sainte Union », « partisan de l’union des princes catholiques », ligueur] se rencontre dans une requête par laquelle l’abbé de Lantenac deman- dait (16 décembre 1624) l’autorisation d’être représenté à la levée des scellés apposés au Bourouguel, chez La Magnanne, pour qu’il pût vérifier s’il ne s’y trouvait pas des titres provenant de l’abbaye. Depuis long-temps, on le regardait comme mort, puisque, dès les premières années du XVIIe siècle, Brantôme, qui semblait ignorer que son ancien ami le chevalier de Sanzay et La Magnanne fussent un seul et même personnage, regrettait en ces termes la mort prématurée de notre terrible partisan : Le chevalier de Sanzay, de Bretagne […]. 3 « attaquer » 4 « marques » ; marques et enseignes est un cliché qui se retrouve chez Amyot, Montaigne, Calvin, Henri Estienne… 5 « capturé par des corsaires » 6 comme en Arles, en Avignon ; mais Alger désigne tout un territoire, le royaume d’Alger 7  « sous peine de perdre la vie » 8  d’autant que « comme, étant donné que, vu que » 9 « souillée » 10 « sa religion » 11 pour « hasarder le paquet », TLFi fournit comme première attestation : 1606 hasarder le paquet (DU VILLARS, Mém., VIII ds GDF. Compl.) ; on voit qu’il est possible d’antédater. 12  « tout net, tout à fait, carrément » 13 on attendrait qu’il n’en fist rien 14 « dont elle serait comme transportée, mise en extase »  Ledict Sanzay, pour avoir bon traittement15 et plus grande liberté, encor qu’il fust chres- tien, ferma les yeux pour ce coup à sa loy16 : car un pauvre esclave rudement17 traitté et miserablement18 enchaisné peut s’oublier bien quelques fois19. Il obeit à la dame, et fut si sage et si abstraint20 à son commandement qu’il commanda fort bien à son plaisir ; et moulloit21 au moulin de sa dame tousjours trés-bien, sans y faire couller d’eau : car, quand l’escluse22 de l’eau vouloit23 se rompre et se deborder, aussitost il la retiroit, la resserroit et la faisoit escouler où il pouvoit ; dont cette femme l’en ayma davantage, pour estre si abs- traint à sont estroit24 commandement, encor qu’elle lui criast : « Laschez, je vous en donne toute permission ! » mais il ne voulut onc25, car il craignoit d’estre battu à la turque26, comme il voyoit ses autres compagnons devant soy27. 15 « afin dŸêtre bien traité » 16 « ferma les yeux pour cette fois sur sa religion » 17 « avec brutalité » 18 « pitoyablement » 19 « peut bien s’oublier à l’occasion » 20 (astreint) « soumis » à son injonction 21 (de moudre) — les meules sont superposées 22 (écluse) il s’agit de la vanne ‖ pour les moulins (à eau), cf. biez « Fossé creusé à côté d’une rivière pour l’usage d’un moulin, et pris d’assez loin pour pouvoir ménager une chute d’eau ou au moins une pente qui augmente la rapidité de l’eau. Le conduit se nomme buse quand l’eau tombe sur la roue, et coursier quand elle passe au-dessous » Littré ; la forme « bief » ne s’est imposée qu’au XXe siècle 23 « s’apprêtait à, était sur le point de » 24 « strict » 25  « jamais » 26 allusion à l’application de coups de bâton sur la plante des pieds : falaka, en turc ; arabe FaLaQa « fendre », car le mot désigne, au propre, un morceau de bois aux extrémités duquel est attachée une corde servant à immobiliser les chevilles du supplicié ‖ le débat reste ouvert en ce qui concerne la forme grecque φάλαγγας, de φάλαγξ : voir, dans Clémence et Châtiment, édité par Sydney H. Aufrère et Michel Mazoyer (L’Harmattan, 2009), « Moniales récalcitrantes et violence éducative (falaque) au Deir el-Abyad, d’après un passage du canon 4 de Chénouté » pp. 31-48, par Sydney H. Aufrère et Nathalie Bosson, page 47 note 31. Henri Lammens SJ, Remarques sur les mots français dérivés de l’arabe (1890), page 111. 27 « [l’être] devant lui »  Voilà une terrible humeur de femme28 ; et pour ce il semble qu’elle faisoit beaucoup, et pour son ame qui estoit turque, et pour l’autre qui estoit chrestien, puisqu’il ne se deschar- geoit29 nullement avec elle : si me jura-il qu’en sa vie30 il ne fut en telle peine. 28 « Voilà une femme au caprice terrifiant » cf. et voilà que servent telles escholes de marys ! « Les Dames galantes » au fil des mots 004, note 15. 29 on est passé de se décharger le ventre, l’estomac… à l’elliptique (et encore pronominal) se décharger ; l’ultérieur décharger « éjaculer », employé absolument, est une ellipse de déchar- ger une arme à feu, employé au figuré 30 « que de toute sa vie »  Il m’en fit un autre compte, le plus plaisant quŸil est possible, dŸun trait31 qu’elle luy fit ; mais, d’autant qu’il est trop sallaud, je m’en tairay, de peur d’offenser les oreilles chastes32. 31 le sens est celui donné par Littré, 28o : « Action, acte ayant quelque chose de remar- quable » 32 Brantôme pense à la lecture à haute voix, qui était de rigueur depuis l’antiquité pour les personnes d’un certain rang social : elles avaient un « liseur » attitré ; c’est ainsi qu’ἀναγνώστης se métamorphose en anagnoste chez Rabelais, cf. „Der Vorleser“ de Bern- hard Schlink (et le film de Stephen Daldry)  Du depuis33 ledict Sanzay fut rachepté par les siens, qui sont gens d’honneur et de bonne maison en Bretagne, et qui appartiennent à34 beaucoup de grands, comme à M. le Connesta- ble qui aimoit fort son frere aisné35, et qui luy ayda beaucoup à cette delivrance, laquelle ayant euë, il vint à la cour36, et nous en conta fort à M. d’Estrozze37 et à moy de plusieurs choses, uploads/Geographie/ les-dames-galantes-au-fil-des-mots-005.pdf

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