Études photographiques 4 | Mai 1998 Photographie et hallucination/L'utopie chro

Études photographiques 4 | Mai 1998 Photographie et hallucination/L'utopie chronophotographique Les lucarnes de l'infini Denis Pellerin Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/156 ISSN : 1777-5302 Éditeur Société française de photographie Édition imprimée Date de publication : 1 mai 1998 ISSN : 1270-9050 Référence électronique Denis Pellerin, « Les lucarnes de l'infini », Études photographiques [En ligne], 4 | Mai 1998, mis en ligne le 18 novembre 2002, consulté le 09 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/ etudesphotographiques/156 Ce document a été généré automatiquement le 9 juin 2022. Propriété intellectuelle Les lucarnes de l'infini Denis Pellerin 1 " Des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. " 2 Charles Baudelaire, Salon de 1859. 3 Sujette aux caprices de la mode, gênée depuis l'origine dans son essor par l'intermédiaire optique nécessaire à sa production, défendue malgré cela par une poignée d'irréductibles éparpillés de par le monde1, la stéréoscopie semble connaître actuellement un regain d'intérêt tant dans les médias que chez les artistes contemporains et les gens d'images. Au moment où, emboîtant le pas à la Bibliothèque nationale de France, des institutions aussi sérieuses que le musée Niépce de Chalon-sur- Saône, le Louvre ou le musée Carnavalet se penchent sur le relief et ses productions photographiques ou cinématographiques2, force est de constater que jusqu'alors, ce chapitre important de l'histoire de l'image avait été plutôt négligé. Dès sa genèse, pourtant, cette image particulière avait divisé ses rares critiques en farouches partisans, qui y voyaient le comble de l'art photographique, ou en adversaires acharnés, qui considéraient le stéréoscope comme le comble d'un réalisme forcené touchant à l'obscénité. En dépit de l'aveuglement occasionné par la colère et la partialité, c'est à l'un des plus célèbres détracteurs du stéréoscope, Charles Baudelaire, que l'on doit d'avoir entrevu le véritable caractère de cet étrange instrument qui, contrairement à l'idée reçue, ne donne pas à voir plus de réel mais transporte le spectateur vers un ailleurs bien au-delà de la simple réalité. [p. 27] Une mauvaise réputation 4 L'origine du désintérêt quasi général des critiques et des historiens pour le stéréoscope remonte aux toutes premières années du procédé et n'a cessé depuis d'être alimenté par divers facteurs, d'ordre social ou technique. 5 Bien qu'ayant eu pour marraine la reine d'Angleterre en personne3, le stéréoscope eut sans doute la malchance de descendre trop rapidement des salons de l'aristocratie pour se répandre dans les classes de la bourgeoisie aisée puis de la petite bourgeoisie, où son coût peu élevé le mit à portée d'un nombre important d'admirateurs, mais lui fit perdre ses lettres de noblesse et entraîna le désintérêt des amateurs fortunés. De plus, à Les lucarnes de l'infini Études photographiques, 4 | Mai 1998 1 l'époque où les contemporains du collodion se demandaient encore si la photographie avait sa place parmi les arts, la production d'épreuves stéréoscopiques était déjà entrée dans une phase industrielle de masse4, circonstance aggravante qui la fit immédiatement dédaigner par les artistes adeptes du grand format et des tirages soigneusement limités. Même s'il n'est pas exagéré de dire que, au début du procédé du moins, presque tous les photographes s'essayèrent au relief, il n'en demeure pas moins que le stéréoscope attira peu de grands artistes. 6 L'image en relief souffrit également des débats techniques qui opposèrent, au cours de ses premières années d'existence, les partisans d'un écartement des objectifs approximativement équivalent à la distance interpupillaire5 et les défenseurs d'un déplacement latéral variable, pouvant aller jusqu'au quart de la distance sujet- appareil6. Pour finir, la stéréoscopie fut pendant très longtemps et reste encore actuellement, il faut le reconnaître une technique difficile, exigeant patience, minutie et rigueur. En effet, si ses productions renferment de nombreux chefs-d'oeuvre, le public a surtout retenu les vues impossibles à fusionner, les montages peu soignés, les barbouillages parfois criards appliqués sur les épreuves7, quand il ne garde pas en mémoire les trop nombreuses images pornographiques qui circulaient sous le manteau et qu'encourageait le dispositif même du stéréoscope (un spectateur isolé du monde extérieur regardant à travers deux oculaires comme à travers le trou d'une serrure8). Toutes ces raisons, auxquelles il convient d'ajouter la paresse des spectateurs que rebutait l'intermédiaire optique obligatoire, firent à la stéréoscopie une réputation exécrable, dont elle a bien du mal à se défaire. [p. 28] Jouet scientifique ou trou obscène ? 7 C'est Baudelaire qui, dans ce qu'il croyait être un trait fatal, nous a livré la définition la plus succincte et la plus exacte de cet instrument hors du commun. Au cours de l'année 1853, alors que ce dernier n'était encore considéré que comme une curiosité de laboratoire, le poète, dans un texte intitulé "Morale du joujou", avait accordé quelques lignes indifférentes à cet appareil qu'il qualifiait alors de " jouet scientifique ". 8 " Le principal défaut de ces joujoux est d'être chers. Mais ils peuvent amuser longtemps et développer dans le cerveau de l'enfant le goût des effets merveilleux et surprenants. Le stéréoscope, qui donne en ronde bosse une image plane, est de ce nombre. Il date maintenant de quelques années9. " 9 Quelque temps plus tard, s'emportant contre la photographie dans son célèbre Salon de 1859, il fustigeait violemment le stéréoscope dans cette phrase maintes fois citée : " Des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini10. " Le critique qui acceptait que la photographie fût reléguée au rang d'humble servante des arts, ne voulait pas reconnaître au stéréoscope d'autre statut que celui de simple jouet éducatif. Pourtant, sa diatribe de 1859 contient en germe ce qui constitue l'originalité du stéréoscope. 10 Pour comprendre la première moitié de la phrase de Baudelaire, il importe d'avoir vu ou lu des descriptions de ces premiers appareils et [p. 29] de la manière de les utiliser. Dans un article daté du 27 mars 1858, Ernest Lacan, rédacteur du journal La Lumière, écrit qu'il " faut placer le stéréoscope verticalement pour que les rayons lumineux viennent frapper l'image, ce qui oblige à courber la tête d'une façon fort incommode ". Baudelaire remplace cependant les termes "oculaires" ou "prismes", plus exacts, par le mot " trous ", sans doute à cause de sa connotation obscène ou voyeuriste, pour Les lucarnes de l'infini Études photographiques, 4 | Mai 1998 2 introduire le paragraphe suivant qui traite justement des vues pornographiques circulant parmi les élèves des écoles ou dans les salons du beau monde. La vérité au fond du puits 11 Voici donc l'observateur courbé sur les oculaires de son instrument comme on se penche au-dessus d'un puits pour en apercevoir le fond, son reflet dans le miroitement de l'eau dormante, ou encore pour y chercher l'illusoire vérité qui, dit-on, s'y cache11. Les représentations plus tardives de bourgeois occupés à regarder dans des stéréoscopes montrent ces derniers tenant l'appareil horizontalement12 ce qui permet à Rosalind Krauss13, dans son article sur "Les espaces discursifs de la photographie", de parler de " tunnel stéréoscopique ". Mais, puits ou tunnel, le regard perce les ténèbres de la même façon pour chercher à voir ce qui se trouve à l'autre extrémité. Pour le bourgeois du XIXe, écrivait Baudelaire avec ironie, l'art véritable " est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature14 ". On imagine donc aisément avec quelle délectation le " contemplateur stéréoscopique15 " devait jouir du réalisme qu'était censée lui procurer l'image en relief, avec sa dimension supplémentaire et tous les détails invisibles ou négligés lors de notre confrontation avec la réalité matérielle, en perpétuelle évolution que le regard peut fouiller avec minutie et sur lesquels il peut s'attarder à loisir. L'abbé François Moigno16, vulgarisateur scientifique et grand défenseur du stéréoscope, assurait que " pour tout homme qui ne s'effarouche pas du progrès, dont l'esprit n'est pas assez inerte pour s'offenser des [p. 30] nouveautés qui exigent de lui quelques efforts, le stéréoscope sera toujours un instrument merveilleux, qu'on ne saurait trop admirer et propager. Que suppose-t-il en effet ? Deux bonnes épreuves photographiques. Qu'ajoute-t-il à ces épreuves belles en elles-mêmes ? L'espace, le relief, la réalité, enfin, de la nature17. " Tout n'est qu'illusion 12 Vantée comme réaliste et naturelle, l'image stéréoscopique n'est cependant rien d'autre qu'une apparition, une hallucination de nos sens, une simple illusion de réalité qui n'existe que par un effort de notre volonté. Car si le daguerréotype stéréoscopique, l'épreuve binoculaire sur verre ou le stéréogramme sur carton sont des entités observables, tangibles, manipulables, étiquetables et catalogables, l'image en relief ne possède quant à elle aucune existence physique. C'est une image virtuelle, ou plus précisément " la reconstruction technique d'un monde déjà reproduit, fragmenté en deux modèles non identiques qui préexistent à leur perception sous une forme unifiée ou tangible18 ". Il est vrai que les quelques rares critiques qui nous ont livré leurs impressions sur les épreuves binoculaires ont insisté sur cette quasi-tangibilité des images observées : " Étendez la main, et vous allez toucher sa robe soyeuse ", écrivait Ernest Lacan19, en décrivant un portrait de femme pour le stéréoscope. uploads/Geographie/ les-lucarnes-de-l-x27-infini 1 .pdf

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