LAST EXIT > Messages mai 2009 > MON PAYS, Emil Cioran 23 mai 2009 MON PAYS, Emi

LAST EXIT > Messages mai 2009 > MON PAYS, Emil Cioran 23 mai 2009 MON PAYS, Emil Cioran A l’heure où Transfiguration de la Roumanie est édité en français, cette fois intégralement, MON PAYS s’il n’est une excuse, n’en demeure pas moins une explication. Au mieux cela nous aide-t’il à cerner le pourquoi même si intégrer ses implications reste un "exercice" difficile. Je m’y connais en obsessions. J’en ai éprouvé plus que quiconque. Je sais quelle emprise une idée peut avoir sur vous, jusqu’où elle peut vous mener, entrainer, terrasser, les dangers de folie auxquels elle vous expose, l’intolérance et l’idolâtrie qu’elle implique, le sans-gêne sublime auquel elle vous oblige... Je sais également que l’obsession est le fond d’une passion, la source qui l’alimente et la soutient, le secret qui la fait durer. Ainsi il m’advint bien avant la trentaine de faire une passion pour mon pays, une passion désespérée, agressive, sans issue, qui me tourmenta pendant des années. Mon pays ! je voulais à tout prix m’y accrocher - et je n’avais pas à quoi. Je ne lui trouvais aucune réalité ni dans le présent, ni dans le passé. Par page je lui attribuais un avenir, je le forgeais de toutes pièces, je l’embellissais, sans y croire. Et je finis par l’attaquer, cet avenir, par le haïr : je crachais sur mon utopie. Ma haine amoureuse et délirante n’avait, pour ainsi dire, pas d’objet ; car mon pays s’effritait sous mes regards. Je le voulais puissant, démesuré et fou, comme une force méchante, une fatalité qui ferait trembler le monde, et il était petit, modeste, sans aucuns des attributs qui constituent un destin. Lorsque je me penchais sur son passé, je n’y découvrais que servitude, résignation, humilité, et quand je me tournais vers son présent, j’y décelais les mêmes défauts, les uns déformés, les autres intacts. Je l’examinais impitoyablement, et avec une telle frénésie de découvrir en lui autre chose, qu’elle me rendait malheureux, tellement elle était clairvoyante. A l’époque j’en vins à comprendre qu’il ne résistait pas à mon orgueil, qu’il était de toute manière trop infime pour mes exigences. N’ai-je pas écrit alors que je voudrais qu’il réunit en lui “le destin de la France et la population de Chine ?” Folie que tout cela. Mais folie qui me faisait souffrir, délire nullement gratuit, puisque ma santé s’en ressentait. Au lieu de diriger mes pensées sur une apparence plus réelle, je m’attachais à mon pays parce que je pressentais qu’il m’offrirait le prétexte à mille tourments, et que, tant que je songerais à lui, j’aurais à ma disposition une mine de souffrances. j’avais trouvé à ma portée un enfer inépuisable où mon orgueil pouvait s’exaspérer à mes dépens. Et mon amour était un châtiment que je réclamais contre moi et un don-quichottisme féroce. Je discutais interminablement le sort d’un pays sans sort : je devins,au sens propre du mot, prophète dans le désert. D’ailleurs je n’étais pas seul à divaguer, ni à souffrir. Il s’en trouvait d’autres qui avaient un “avenir” en vue, auquel, eux, ils croyaient, bien que le doute les saisit parfois sur la légitimité de leur espoir. Nous étions une bande de désespérés aux coeurs des Balkans. Et nous étions voués à l’échec ; et notre échec est notre seule excuse. Que notre pays n'existât pas, c’était là pour nous une certitude ; nous savions qu’il n’avait quelque réalité que notre désespoir. Une espèce de mouvement se constitua vers ce temps-là - qui voulait tout réformer, même le passé. Je n’y crus sincèrement un seul instant. Mais ce mouvement était le seul indice que notre pays pût être autre chose qu’une fiction. Et ce fut un mouvement cruel, mélange de préhistoire et de prophétie, de mystique de la prière et du revolver, et que toutes les autorités persécutèrent, et lui cherchait à être persécuté. Car il avait commis la faute inexpiable de concevoir un avenir qui n’en avait pas. Tous les chefs en furent décapités, leurs cadavres furent jetés dans la rue : ils eurent eux un destin, ce qui dispensait le pays, lui, d’en avoir un. Ils rachetaient leur patrie par leur démence. Car ce furent des martyrs sanguinaires. Ils croyaient au meurtre : aussi bien furent-ils tués. Ils emportaient dans leur mort l’avenir qu’ils avaient conçu, en dépit du bon sens, de l’évidence, de l’"histoire". Et le mouvement fut brimé, dispersé, à demi anéanti. Il eut le sort d’un Port-Royal sauvage. Il fut fondé sur des idées féroces : ils disparut dans la férocité. Au moment où je conçus quelque faible pour ces rêveurs sanguinaires, je sentis instinctivement, par pressentiment, qu’ils ne pouvaient, ni ne devaient aboutir et que l’échec de mon pays, ils l’incarnaient sous une forme idéale, parfaite, que leur destin était de donner précisément à cet échec l’intensité et l’allure qu’il n’avait pas. Au fond je me passionnais pour un double échec. Il me fallait néanmoins un minimum de convulsion. Ce mouvement me le donnait. Celui qui, entre vingt et trente ans, ne souscrit pas au fanatisme, à la fureur, et à la démence est un imbécile. On n’est libéral que par fatigue, démocrate par raison. Le malheur est le fait des jeunes. Ce sont eux qui promeuvent les doctrines d'intolérance et les mettent en pratique ; ce sont eux qui ont besoin de sang, de cris, de tumulte, et de barbarie. A l'époque où j’étais jeune, toute l’Europe croyait à la jeunesse, toute l'Europe la poussait à la politique, aux affaires d’Etat. Ajoutez à cela que le jeune est théoricien, demi-philosophe, et qu’il lui faut coûte que coûte un "idéal" déraisonnable. Il ne s’accommode pas d’une philosophie modeste : il est fanatique, il compte sur l’insensé et en attend tout. Nous, les jeunes de mon pays, vivions d’Insensé. C’était notre pain quotidien. Placés dans un coin de l’Europe, méprisés ou négligés par l’univers, nous voulions faire parler de nous. Les uns pour y parvenir usaient du revolver, les autres débitaient les pires absurdités, les théories les plus saugrenues. nous voulions surgir à la surface de l’histoire : nous vénérions les scandales, seul moyen, pensions-nous, de venger l’obscurité de notre condition, notre sous- histoire, notre passé inexistant et notre humiliation dans le présent . “Faire de l’histoire” ; c’était le mot qui revenait sans cesse sur nos lèvres : c’était le maître-mot. nous improvisions notre destin, nous étions en rébellion ouverte contre notre néant. Et nous ne craignions pas le ridicule. Car notre savoir était insuffisant, notre expérience devait être solide, inébranlable. Elle finit par devenir notre loi... Nous retombâmes au niveau de notre pays. ... Quant à moi, je devais perdre jusqu’au goût de jouer à la frénésie, à la convulsion, à la folie. Mes extravagances d’alors me semblèrent inconcevables ; je ne pouvais même pas m’imaginer mon passé ; et quand j’y songe maintenant, il me semble me rappeler les années d’un autre. Et c’est un autre que je renie, tout “moi-même” est d’ailleurs, à mille lieues de celui qu’il fut. Et quand je repense à toutes les passions, à tout le délire de mon moi d’alors, à mes erreurs et à mes emballements, à mes rêves d’intolérance, de puissance et de sang, au cynisme surnaturel qui s’était emparé de moi, à mes tortures dans le Rien, à mes veilles éperdues, il me semble me pencher sur les obsessions d’un étranger et je suis stupéfait d’apprendre que cet étranger était moi. Il n’est que vrai d’ajouter qu’en ce temps là j’étais novice dans les doutes, que j’en faisais à peine l’apprentissage ; que je me coulais dans des certitudes qui niaient et affirmaient avec démesure. J’écrivis à l’époque un livre sur mon pays : peut-être personne n’a attaqué le sien avec une violence pareille. Ce fut l’élucubration d’un fou furieux. mais dans mes négations il y avait une flamme telle, qu’à distance, il ne m’est pas possible de croire qu’elle n’ait pas été un amour renversé, une idolâtrie à rebours. C’était comme l’hymne d’un assassin, ou la théorie hurlante d’un patriote sans patrie. Des pages excessives qui permirent à un autre pays, ennemi du mien, de les employer dans une campagne de calomnie et peut-être de vérité. Qu’importe ! J’avais soif d’inexorable. Et jusqu’à un certain point je portais une reconnaissance à mon pays de me donner une si remarquable occasion de déchirement. Je l’aimais parce qu’il ne pouvait répondre à mes attentes. C’était le bon temps : je croyais au prestige des passions malheureuses. j’adorais l’épreuve : et la plus grande me paraissait celle de naître précisément dans mon pays. Mais le fait est qu’en ce temps-là j’avais un insatiable besoin de folie, de folie agissante. Il me fallait détruire ; et je passais mes jours à concevoir des images d’anéantissement. Qui détruire ? Je ne haïssais personne précisément; Dans mon pays il n’y avait que deux catégories de citoyens : les miséreux qui composaient la quasi-totalité du pays, et quelques charlatans, quelques parasites qui exploitaient leur misère. Détruire ces derniers me paraissait trop facile : uploads/Geographie/ mon-pays.pdf

  • 28
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager