1 Sur la piste du loup « Le retour du sauvage comme paradoxe de la modernité »
1 Sur la piste du loup « Le retour du sauvage comme paradoxe de la modernité » Un mythe iroquois raconte qu’un jour, la tribu prit la décision de chasser tous les élans, en négligeant l’avis des autres vivants : les loups furent affamés et commencèrent à disparaître. Saison après saison, la santé de la terre périclita, comme celle du gibier, des rivières et des cœurs. Depuis ce jour à chaque palabre, avant de parlementer, un Iroquois se lève et demande : « Qui, dans cette assemblée, parle au nom du loup ? ». C’est pour chercher cette parole que je m’enfonce ce matin dans les Cévennes, sous la silhouette sombre du mont Lozère. Dans cette région sauvage, la forêt chaque année avance plus près de l’orée des villages, et le loup la suit. À la radio locale, j’entends un agriculteur qui raconte avoir vu, le matin même, un loup traverser un pré de fauche, en plein soleil, trottinant sans crainte : il l’a filmé avec son portable, et le loup court désormais sur le Web. « Le loup est là », disent à l’abri des cafés les forestiers et les ermites, le loup est là. Le cri murmuré se répand et résonne de clocher en clocher, jusque aux abords des grandes villes. Je vais à la rencontre d’Antoine Nochy, homme au parcours singulier : formé à la philosophie en Sorbonne, puis au métier d’ingénieur écologue, c’est un spécialiste du loup. Il a reçu l’enseignement des experts du groupe « Grands prédateurs » au Parc de Yellowstone aux États-Unis, où il a été formé aux techniques de trappeur adaptées à la gestion écologique du loup. C’est fort de cette expérience américaine qu’Antoine Nochy est revenu en Cévennes, pour travailler sur le retour du loup en France, qu’il appelle « le pays aux cinq climats ». Il m’accueille devant son mas de pierre sèche. Nous travaillons déjà ensemble : une poignée de main silencieuse et un sourire font un rite d’accueil suffisant entre coureurs des bois. Rencontrer un superprédateur Le soir au dîner, nous échafaudons nos plans : nous sommes ici pour pister du loup, pour le suivre à la trace, pour, peut-être, authentifier sa présence, et tenter de formuler, au contact de la forêt, les problèmes philosophiques et politiques posés par son retour si furtif : « On ne voit pas le loup, on le rencontre ». En effet, une meute de quatre à six individus sur 200 kilomètres carrés, dotés d’une ouïe, d’un odorat, et d’une intelligence exacerbés, sont très difficiles à observer : « Mais le loup se voit dans les autres animaux. On voit son reflet, c’est-à-dire son effet sur leurs comportements. Il force les ongulés sauvages à être en petits groupes, pour se protéger, et disperse les grandes hardes – la physionomie du paysage animal change. » Le loup est une présence invisible : ce qui génère nécessairement des extrapolations – on fantasme le loup de ne pas le connaître. C’est une attitude philosophique et pratique à l’égard du sauvage qu’Antoine Nochy a forgée en baroudant entre les forêts cévenoles, celles du Wyoming et du Kurdistan. Cette attitude est une réponse à son diagnostic du monde contemporain : « Le paradoxe de la modernité », dit- il, « c’est le retour du sauvage ». Elle consiste à penser concrètement les moyens d’une cohabitation avec le sauvage, dont le loup est un aspect et un symbole. 2 Au matin, nous jetons les sacs dans le coffre et roulons vers la forêt. Sur le plateau, nous traçons à vive allure entre les hêtres et les noisetiers, la machette au repos à la ceinture, disponibles à toute chose qui fasse signe. Antoine nous oriente, entre une coulée de cerf et ces bruyères, qui exhalent leur parfum à chaque pas. Nous nous arrêtons au-dessus d’une trace. Antoine s’y penche : « Ça, je ne sais pas ce que c’est. On dirait une empreinte, mais il faut empêcher l’esprit de conclure. J’appelle ça : une invitation. Je la mets dans un coin de ma tête. Le problème, ce n’est pas d’être certain ou d’avoir raison, c’est de se retrouver à un moment face à l’animal. C’est du donjuanisme. » On traque le loup en comprenant son « feng shui » spécifique, son art de faire territoire : où va-t-il passer dans ce paysage ? On émet des hypothèses sur les lignes de moindre résistance pour arpenter l’espace : « Le loup, c’est une posture où tu ne cesses de douter, si tu es dans la certitude, tu fais le bravache, et tu le rates ou tu l’inventes. » Encart 1 (inséré dans les premières pages) Le retour du loup en France Le problème du loup a évolué à bas bruit. En 1992, un couple de loup venu des Abruzzes est vu dans le vallon de Molière, au nord de Nice, dans les Alpes du Sud. De petits loups de la sous- espèce italienne, 20 à 35 kilos. Les attaques de troupeaux commencent. Les loups « dispersants », des jeunes inhibés sexuellement par le pouvoir des chefs de meute, partent explorer de nouveaux territoires pour fonder des royaumes. Ils peuvent parcourir plusieurs centaines de kilomètres, ce qui explique la radiation naturelle des populations. Ils voyagent de nuit, passent les autoroutes, traversent les fleuves à la nage, invisibles d’être inconcevables. Un jour, le loup est aperçu dans les Vosges. Il vient du Mercantour. On l’aperçoit dans le massif de la Madre, loin dans les Pyrénées. Il est sur le plan de Canjuers, dans le Var. Un jour, il est dans le Jura. Dans le Massif central, en Lozère, en Ardèche, dans le Gers et dans le Lot. Un jour, il est ici. Des deux loups présents en 1992, la campagne française est parsemée de plus de 250 loups en 2013 suivant l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Penser comme un loup Aldo Leopold, dans son Almanach d’un comté des sables (1949), ouvrage pionnier de l’éthique de la terre, a formulé cette présence invisible : « Seul l’indécrottable peut ignorer la présence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion personnelle à leur égard. » Vivant l’époque de l’extermination du loup dans l’Ouest américain, il avait saisi dans sa complexité écologique les effets de sa disparition : « Je soupçonne à présent que, de même qu’une harde de cerfs vit dans une peur mortelle du loup, la montagne vit dans un peur mortelle du cerf. Et avec plus de raison, parce qu’un cerf mâle pris par les loups sera remplacé en trois ans, mais un mont dénudé par les cerfs ne sera pas remplacé avant des décennies. De même avec les vaches. Le vacher qui débarrasse son pacage des loups ne se rend pas compte qu’il prend sur lui le travail du loup qui consiste à équilibrer le troupeau en fonction de cette montagne particulière. Il n’a pas appris à penser comme une montagne.» C’est avec ces phrases en tête que nous parcourons les crêtes, à la recherche de ce décentrement intérieur : une révolution copernicienne, depuis un référentiel anthropocentré, jusqu’à une expérience écocentrée. 3 Nous nous arrêtons pour déjeuner au creux d’un col. À l’horizon s’accumulent des nuages d’orage. Nous avons croisé des traces de canidés ; mais ce qu’on peut extrapoler de leur trajectoire, de leur forme, de leur situation, n’est pas concluant. Alors qu’on dévore une pintade en se léchant les doigts, Antoine explique : « La meilleure définition du tracking, c’est ce que dit Husserl sur le cube. Personne n’a jamais vu un cube en entier en un regard : tu vois ses faces visibles, mais tu projettes les faces cachées. Le problème est de faire exister ce que tu ne vois pas. Tu n’arrives à faire exister ce loup que par ta connaissance de son espèce, et ton imagination de comment le vivant se débrouille sur un terrain particulier. Tu dois essayer, de la manière la plus objectivable possible, de faire exister les faces cachées des choses. C’est décisif pour le loup : c’est un animal élusif et ubiquitaire. » Une grêle drue nous cueille dans les sous-bois, sans prévenir. La nuit descend avec nous des montagnes : nous rentrons bredouilles à l’oustaou, la maison fortifiée, rêvant des silhouettes de loup derrière chaque buisson, chaque pensée. Prouver l’existence du loup semble ce soir aussi ardu que prouver l’existence de Dieu. Mais le loup laisse quelques empreintes. La chasse au réel La traque reprend au petit matin, en suivant d’autres pistes, qui trouvent cette fois leur origine au bistrot du coin : « Pour trouver du loup, il faut écouter parler les hommes », glisse Antoine en souriant. Il nous oriente vers une piste, en haut d’un flanc de colline déboisé. Il m’explique, dans un paysage majestueux, les signes qui l’amènent ici : d’abord des bruits qui courent dans la région, sur des hurlements entendus ici et là. Ensuite cette zone de l’Office national des forêts (ONF), délaissée par les chasseurs et uploads/Geographie/ morizot-sur-la-piste-du-loup-le-retour-du-sauva.pdf
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- Publié le Jui 18, 2021
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