Une poignée de noix fraîches Bruno Judde de Larivière 2003-2005 INTRODUCTION :
Une poignée de noix fraîches Bruno Judde de Larivière 2003-2005 INTRODUCTION : Michel de L. est mort en 1999, alors qu'il était curé de la paroisse Notre-Dame de Bordeaux. C’était mon oncle, mais je m’aperçus très tard que ce titre revêtait une charge affective réelle. Pendant de nombreuses années, il figura sur ma scène familiale, au milieu de ces proches plus ou moins lointains retrouvés lors de grandes occasions, oncle parmi d'autres oncles et tantes, maintenu à distance pour cause d’incompréhensions entre frères. Lui-même ne s’intéressait il est vrai à ses neveux qu’une fois l’adolescence et le cap de l’indépendance intellectuelle atteints. Avec nous comme avec ceux qu'il rencontrait, il affectionnait alors particulièrement discuter à bâtons rompus de ses voyages ou d’un film récemment sorti au cinéma, parler d’art et de culture. A l’inverse, rien ne l’insupportait tant que les bondieuseries , le cléricalisme, et tout ce qu’il jugeait d’ostentatoire ou de superflu dans le cérémonial catholique : c’est dire que son jugement prêtait à d’intenses discussions familiales ! Trois raisons nous rapprochèrent dans les dernières années de sa vie. Il sut d’abord me traiter d’égal à égal, lorsqu’installé à Bordeaux pour mes années de faculté, une fois le fameux âge critique passé ! Je n’étais plus le fils, ou le frère de tel ou tel… Une maladie imprévue modifia son rapport aux autres. Atteint d’un cancer du poumon, il ne montra pourtant pas de son combat une apparence, qui aurait éventuellement rassuré un neveu, une sérénité qui aurait berné le croyant que j’étais. Il ne cacha ni ses souffrances, ni son désarroi ; il aimait la vie et la compagnie d’autrui. Sa première rémission le laissa amoindri physiquement, mais il voulait vivre, et crût même à sa guérison. Fragilité édifiante. Prêtre en charge d’une paroisse située dans le centre historique, il logeait dans une ancienne maison bourgeoise donnant sur une petite place pavée qui étonne toujours le passant par sa forme dissymétrique. La cure se situe de l'autre côté du fronton classique de l’église contruite au XVIIIème siècle par les Cordeliers, accolée à un cloître tout juste réouvert au public, après le déménagement de la bibliothèque municipale. A l’époque où il officiait, la réhabilitation de la vieille ville de Bordeaux avait déjà largement commencé : la place bénéficiait déjà d’une circulation automobile étroitement canalisée par des bornes en fonte, de façades grattées en pierre calcaire blonde, prête à répercuter le moindre rayon de soleil. Dans la cure, oncle Michel occupait pour son usage propre une partie du premier étage, le rez-de-chaussée servant à l’accueil, aux réunions de paroisse. J'aimais son bureau, qui conciliait l’obligation de recevoir des visiteurs, et le goût pour les livres : par les grandes fenêtres, la lumière rentrait généreusement. La pièce – outre un vaste bureau encombré de bibelots – se partageait entre les sièges destinés aux visiteurs, les larges bibliothèques ouvertes au regard, une table basse et un présentoir eux aussi remplis de livres. Lui qui paraissait si souvent hésitant, accablé parfois par le poids de ses responsabilités, agacé qu’on lui en demande trop, manifestait ainsi discrètement sa vanité d’ecclésiastique intellectuel, amateur de beaux ouvrages et de pensées élevées. Sa curiosité intellectuelle n’était pas toujours exempte de pédantisme. Je le surpris même un jour à s’endormir au cours du film Tous les matins du monde puis à couvrir de ses ronflements la musique de Marin Marais et les subtiles variations de monsieur de Sainte-Colombe. Jordi Savall ne tint pas rigueur à mon oncle de cette incartade – et pour cause ! –en se produisant à Bordeaux, dans sa paroisse, lors d’un concert donné à Notre-Dame. La veillée au mort me laissa moins de souvenirs que la levée du corps, avec le bois du cercueil qui me rentra dans l’épaule sans que je puisse proférer un son. Mais le plus triste de tous les petits événements qui suivent un décès reste encore le déménagement de la demeure d'un défunt. Dans l’appartement de mon oncle, son bureau désormais inutile me serra le cœur : les meubles répartis entre frères et sœurs, et surtout l’harmonie brisée, avec les livres dérangés dans leur habituel ordonnancement, certains déjà enlevés, d’autres empilés en tas plus ou moins stables, les bibliothèques en chêne du Limousin, plus massives parce que désormais vides. Un adage africain dit en substance que lorsqu’un vieil homme meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Ici, mon oncle laissait derrière lui de nombreux livres. Ceux qui ne trouvèrent pas preneur échurent à ceux qui habitaient au plus proche. Ils regagnèrent une autre bibliothèque. A chaque fois que je me replongeais dans ces témoignages du disparu, mon intérêt grandissait ; avec le regret de ne pas avoir échangé avec lui sur tel ou tel auteur. Ses livres me disaient que je l’avais mal cerné, presque méconnu. Les années passèrent. Un jour que je furetais à nouveau, je m’arrêtai devant un livre qui jusque là m’avait rebuté. Par sa forme, il ressemblait à un livre d’art comme il en existe beaucoup : aux dimensions si larges qu’il ne tenait pas debout entre les deux étagères, rébarbatif parce que couché et difficile à extraire de la pile. Il agit pourtant comme une sorte de mini – révélation, le déclic d’une aventure personnelle commencée par une simple prise de notes. Un Britannique, Arnold Toynbee, avait écrit Pour l’Histoire. Quelqu’un avait donc il y a un siècle pris le risque de l’anticonformisme, du jeu des comparaisons entre périodes, entre civilisations, entre religions. Il ne se prenait pas au sérieux, tout en manifestant une aptitude naturelle à manier ces témoignages du passé avec une grande rigueur. Il ne se montrait pas en professionnel mais en passionné, toujours prêt à s’émouvoir ; jamais blasé parce que refusant d’envisager l’histoire humaine comme un enchaînement froid de causes et d’effets. Ainsi, l’histoire donnait des clefs de compréhension transversale. Mais n’est-ce pas le propre des sciences humaines dans leur ensemble ? L’envie me vint d’abord de prendre papier et crayon pour coucher par écrit mes impressions. Mais presque immédiatement, je me débarrassai de ce carcan, et glissai de la démonstration historienne à l’angle d’attaque géographique. Dix-huit mois de labeur ingrat suivirent. Pourtant, dès la deuxième partie, je quittai mon compagnonnage avec Arnold Toynbee, comme s’il m’avait donné confiance pour prendre mon envol. Je suivis rapidement une sorte de plan général, et appliquai une méthode scolaire mais éprouvée : ébauche, écriture et réécritures. Je me rendis vite compte de mon incapacité à respecter un genre littéraire quelconque, désirant allier à la fois la rigueur et la légèreté. Il me fallait une approche scientifique par des renvois réguliers en note et une autre, résolument ouverte au plus grand nombre de lecteurs : ni œuvre de fiction, ni thèse de doctorat. Quelques mois plus tard, les choses apparaissent plus clairement. Tout nouveau lecteur me flatte, mais mon objectif premier tient à mon métier, à l’enseignement de la géographie dans une des plus prestigieuses écoles militaires d’Occident. A ce titre, j’ai vite compris que les humanités avaient cessé d’être au cœur des préoccupations de mes contemporains, qu’elles avaient glissé en périphérie des enseignements. Quel intérêt aurais-je à récriminer contre l’accumulation de certitudes, contre le rejet du doute et de la sensibilité, contre le primat de l’action sur la réflexion, du bombardement massif et de la guerre – éclair sur l’occupation du terrain ? Auprès de qui ? Il m’importe de prouver au contraire que les humanités, et la plus concernée d’entre toutes, la géographie, aident à comprendre le monde. Or, cette tâche s’impose obligatoirement pour qui désire former des responsables en herbe à leur tâche future. Ma passion rejoint donc mon métier : bâtir et transmettre une pensée logique. Pourtant, je ne dispose que d’un temps étroitement compté, tout juste suffisant pour transmettre quelques notions générales. Le danger de la coquille vide me hante : la géographie ne se limite pas à l’apprentissage de la carte politique du monde, ni l’histoire à une frise chronologique. Le reflux de la pensée se manifeste d’autant moins en Occident qu’il est contrebalancé par le flux de la culture générale, tout comme la scholastique a étouffé la théologie au Moyen Âge en Europe. Pour parvenir à penser l’universel, je commencerai par ce qui me semble être le principal obstacle : le nationalisme. Le géographe ne nie pas la nation, mais il recense d’autres modes de compréhension du monde. D’autres formes d’organisation existent, la plupart du temps héritées de périodes précédant la nôtre. Le monde contemporain, qui s’est longtemps conçu comme indépassable, fait au contraire la preuve de ses fragilités. L’Occident vieillit, et la géographie de la population se déséquilibre à l’échelle d’un simple pays, ou de tout un continent. A l’échelle de la planète, et en premier lieu dans les pays développés, les dépendances s’accroissent. Pour l’économiste, il s’agit de la conséquence logique de l’intensification du commerce mondial. Dans le seul cas du pétrole, les grands pays producteurs ne correspondent pas aux grands pays consommateurs. La mobilité s’impose pourtant, parmi d’autres, comme critère distinctif de la modernité. uploads/Geographie/ mv-mo-ii 1 .pdf
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- Publié le Oct 07, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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