2 Maquette couverture : Daniel Leprince Illustrations : Napoléon par Andrea App
2 Maquette couverture : Daniel Leprince Illustrations : Napoléon par Andrea Appiani. Talleyrand par Proud’hon Première édition 1935 © Éditions de Fallois, 2017 22, rue La Boétie, 75008 Paris ISBN 979-10-321-0059-2 3 « Vous êtes un diable d’homme. Je ne puis éviter de vous parler de mes affaires, ni m’empêcher de vous aimer. » (Paroles de Napoléon à Talleyrand) 4 AVANT-PROPOS Dans l’ombre du grand Empereur, rayonnant de gloire, auréolé de rêves, assis avec le calme de la force sur un trône fragile ou marchant silencieux vers un destin caché, s’agite un impudent personnage, fort à l’aise dans la tourmente, dévisageant la grandeur, dédaignant la gloire, leur préférant l’esprit, l’argent et les plaisirs, mais assuré de n’être inférieur à personne, parce qu’au lieu de s’échauffer comme un parvenu, il trouve plus élégant de penser juste et de n’être dupe de rien. La rencontre d’un Napoléon et d’un Talleyrand est assurément rare. On ne peut comparer ces deux hommes car l’un d’eux est incomparable. Mais il est intéressant de mettre en lumière la différence de leurs conceptions et le choc de leurs caractères. Napoléon sort peu à peu de la légende, qui a commencé pour lui à Sainte- Hélène, car « l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps 1». L’Angleterre lui fit, de son vivant, un piédestal de vingt mille lieues marines qui le transfigura. Les peuples abusés le saluèrent alors comme un idéologue, un libéral, un pacifiste ! Depuis que les nuages se dissipent et que l’homme est redescendu sur la terre, il apparaît différent, mais non diminué. Poète et réalisateur à la fois, car on ne pourrait rêver plus qu’il n’agira, il reste un géant dans l’action et la plume tremble toujours si l’on essaie de le définir. On doit se borner à le considérer dans ses aspects divers, sans chercher à le démonter, ainsi que Taine, comme une machine, à l’examiner 5 comme une magnifique plante humaine, débauche de la nature, et qui ne se reproduit pas. « Rien de grand ne se fait sans le hasard », a dit Montaigne. Dans la réussite merveilleuse de Napoléon Bonaparte, il est impossible de démêler ce qui tient aux circonstances et ce qui revient au génie. Sans doute, plus encore que la nature, l’occasion fut sa mère, il s’étonnait souvent de sa propre destinée. La circonstance la plus rare de sa fortune fut peut-être d’avoir été précoce. Grand homme à vingt-sept ans, il mesura sa tâche sur une longue vie et disposa pour l’accomplir d’une énergie intacte. C’est un plant sauvage qui s’est épanoui dans la grasse terre de France. « Je vivrai quatre-vingt-dix ans », disait-il sous le Consulat. Il n’avait aucun principe politique, ni religieux, aucune tradition, même aucune grande patrie, car la Corse ne s’était pas encore identifiée à la France, en participant de toute son âme à ses gloires et à ses douleurs. Nul ne l’a mieux dit qu’Albert Sorel : « Il pensera : je suis la France. Mais la France, même pour lui, restera pays de conquête. Il n’en sort pas, il y entre ; il est fils d’étranger ; la langue française n’est pas sa langue maternelle ; elle est pour lui la langue apprise de la civilisation, la langue européenne ; la France n’est point le coin de terre incomparable et sacré où dorment ses ancêtres ; elle s’étendra partout où le portera son cheval de guerre et où perceront ses aigles romaines 2. » L’absence de principes lui permit d’orienter au mieux sa fortune, en France ou hors de France, et de profiter de toutes les crises ; mais il manqua pour se diriger d’une tradition, plus nécessaire peut-être au génie qu’à tout autre. Après la paix d’Amiens, il perdit de vue l’intérêt national et dériva dans l’aventure. Après 1808, son puissant esprit mesura l’énormité de sa tâche et comprit l’inutilité de ses victoires. On a l’impression qu’enfermé dans un cercle fatal, il n’eut plus alors d’autre but que de « reculer les limites 6 de la gloire », d’être un spectacle pour lui-même et pour la postérité, de finir en héroïsme « le roman de sa vie », d’affronter l’adversité, « qui manquait à sa carrière », sans craindre de « se montrer à nu » et de pouvoir dire aux Français, épuisés par lui : j’étais trop grand pour vous ! La famille et l’armée, où il entra dès l’enfance, formèrent son caractère moral, noble et sain. Il était bon jusqu’à la faiblesse avec ses frères, ses sœurs, ses vieux compagnons ; généreux, juste, sensible, pénétré du sentiment de l’honneur ; patient, indulgent, toujours porté à la bienveillance quand son orgueil n’était pas en jeu ; alors seulement il devenait intraitable et pouvait être impulsif, jaloux et perfide. Dans sa jeunesse il n’hésitait jamais, dit Bourrienne. Mais, avec l’âge et l’usure, il devint indécis, crédule et même facile à jouer. Il avait beaucoup lu, mais sa prodigieuse mémoire ne retenait que l’utile. Lucien lui dit un jour qu’il était un « idéophobe ». Sa première jeunesse austère et pauvre, tout entière aux armes et à l’étude, éloignée des plaisirs et de la société, l’avait laissé timide. C’est un trait trop peu remarqué et qui explique sa gêne près des femmes, ses violences devant les ambassadeurs et parfois ses fautes. Alexandre, la reine Louise l’intimidèrent ainsi que tous les souverains nés sur le trône, M. de Metternich et, sans doute, M. de Talleyrand. Celui-ci n’était nullement timide et pensait certainement qu’un descendant des comtes de Périgord, fort à l’aise devant le roi de France, n’avait pas à se gêner avec un Bonaparte. Sa naissance était d’ailleurs son seul préjugé. Après avoir été reçu, en 1832, par Talleyrand à l’ambassade de Londres, Mérimée écrivait : « Je ne puis assez admirer le sens profond de tout ce qu’il dit, la simplicité et le comme-il-faut de ses manières. C’est la perfection d’un aristocrate. Les Anglais, qui ont de grandes prétentions à l’élégance et au bon ton, n’approchent pas de lui. Partout où il va, il se crée une cour et il fait la 7 loi. Il n’y a rien de plus amusant que de voir auprès de lui les membres les plus influents de la Chambre des Lords, obséquieux et presque serviles. » Ce croquis, qui n’est pas d’un naïf, suffirait à faire comprendre que les rapports de Napoléon et de Talleyrand reposèrent, dès qu’ils se connurent, sur un équilibre instable. On ne voit pas Napoléon tirer l’oreille d’un tel ministre. Celui-ci jugeait que son maître avait de « sombres manières ». Le premier portrait de l’évêque d’Autun, alors qu’il était député aux États généraux, a été tracé, sous le nom d’Amène, par l’auteur des Liaisons dangereuses. Tous deux s’étaient connus au Palais-Royal près du duc d’Orléans. Voici Talleyrand, à trente-cinq ans, vu par Laclos : « Amène a ces formes enchanteresses qui embellissent même la vertu. Le premier instrument de ses succès est un excellent esprit ; jugeant les hommes avec intelligence, les événements avec sang-froid, il a cette modération, le vrai caractère du sage. Il est un certain degré de perfection qui n’existe que dans l’entendement, et une espèce de grandeur à vouloir le réaliser ; mais ces brillants efforts donnent un instant de faveur à celui qui l’entreprend, et finissent par n’être d’aucune utilité aux hommes, bientôt détrompés. Le bon esprit dédaigne tout ce qui traîne à sa suite de l’éclat ; et mesurant les bornes de la capacité humaine, il n’a pas le fol espoir de les étendre au-delà de ce que l’expérience a montré possible. « Amène ne songe pas à élever en un jour l’édifice d’une grande réputation. Parvenue à un haut degré, elle va toujours en décroissant, et sa chute entraîne le bonheur, la paix ; mais il arrivera à tout, parce qu’il saisira les occasions qui s’offrent en foule à celui qui ne violente pas la fortune. Chaque grade sera marqué par le développement d’un talent et allant ainsi de succès en succès, il réunira cet ensemble de suffrages qui appellent un homme à toutes les grandes places qui vaquent. 8 « L’envie, qui rarement avoue un mérite complet, a répondu qu’Amène manquait de cette force qui brise les difficultés nécessaires pour triompher des obstacles semés sur la route de quiconque agit pour le bien public. Je demanderai d’abord si l’on n’abuse pas de ce mot, avoir du caractère, et si cette force, qui a je ne sais quoi d’imposant, réalise beaucoup pour le bonheur du monde. Supposons même que, dans des moments de crise, elle ait triomphé des résolutions, est-ce toujours un bien ? Je m’arrête. Quelques lecteurs croiraient peut-être que je confonds la fermeté, la tenue, la constance avec la chaleur, l’enthousiasme, la fougue : Amène cède aux circonstances, à la raison, et croit pouvoir offrir quelques sacrifices à la paix, sans descendre des principes dont il a fait la base de sa morale et de sa conduite 3. » Il y a dans ce portrait uploads/Geographie/ napoleon-et-talleyrand-dard-emile.pdf
Documents similaires










-
35
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 31, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 3.2453MB