Les Principia de Spinoza Pierre-François MOREAU (*) RÉSUMÉ. - Les Principia de

Les Principia de Spinoza Pierre-François MOREAU (*) RÉSUMÉ. - Les Principia de Spinoza se donnent explicitement comme une réécriture des Principia de Descartes. On a longtemps interprété cette réécriture, à partir de la préface rédigée par Lodewijk Meyer, comme un travail pour faire pas­ ser le texte de l'ordre analytique à l'ordre synthétique. Une étude des textes de Descartes et de Spinoza montre que les relations des deux ouvrages sont plus com­ plexes. MOTS-CLÉS. - Analyse; synthèse; ordre; méthode; démonstration. SUMMARY. - Spinoza's Principia are explicitly presented as a rewriting of Descartes' Principia. The prevailing interpretation of this rewriting, following Lode­ wijk Meyer's preface, has been that it aimed at shifting the text /rom the analytical order to the synthetical order. A the texts of Descartes and Spinoza shows that their relations are more complet. KEYWORDS. - Analysis; synthesis; order; method; demonstration. Dans un livre qui emprunte son nom aux palimpsestes, Gérard Genette distingue les différentes manières de tirer un texte d'un autre (1 ). Il voit même dans cette possibilité un des signes de la littérarité. Parmi ces manières, il dénombre notamment le méta­ texte (tout ce qui est de l'ordre du commentaire) et !'hypertexte (le livre produit à partir d'un autre, comme Ulysse à partir de l'Odyssée, ou le Quichotte de Pierre Ménard à partir de celui de Cervantes). Sans doute ce type de regard et cette distinction peu­ vent-ils s'appliquer aussi aux œuvres philosophiques. L'un des inté- (*) Pierre-François Moreau, École normale supérieure des lettres et sciences humaines, 15, parvis René Descartes, BP 7000, 69342 Lyon Cedex 07. (1) Gérard Genette, Palimpsestes: La littérature au second degré (Paris : Seuil, 1992). Rev. Hist. Sei., 2005, 5811, 53-66 54 Pierre-François Moreau rêts des Principia de Spinoza (2) est d'être rédigés d'une façon telle que l'on ne sait pas bien s'il s'agit d'un méta- ou d'un hypertexte. Ou plutôt, ils ne peuvent être un métatexte qu'en étant un hyper­ texte. Une partie de leur sens, et de leur enjeu, tient donc au rap­ port ambigu qu'ils entretiennent avec le texte origine. Pour évaluer le dessein de l'ouvrage, et l'horizon où l'attendaient ses lecteurs, rappelons les circonstances de son écri­ ture et de sa diffusion. Nous avons la chance d'être bien informés là-dessus. Elles nous sont en effet connues par quatre documents - et par un texte tout à fait extraordinaire sur lequel je reviendrai plus longuement. On voit dans ces documents, malgré la diversité de leurs destinataires, s'articuler avec cohérence les trois registres du risque, du vrai, de l'ordre. - Le premier de ces documents est une lettre de Spinoza à de Vries. Spinoza donne alors des leçons à un étudiant, futur pasteur aux Indes néerlandaises, Casearius. A Simon de Vries, qui dans une lettre précédente enviait la proximité de Casearius « qui peut avoir avec vous des entretiens sur les plus hauts sujets (3) », Spinoza répond : « Vous n'avez pas de raison de porter envie à Casearius; nul être ne m'est plus à charge et il n'est personne de qui je me garde autant. Je vous avertis donc et voudrais que tous fussent avertis qu'il ne faut pas lui com­ muniquer mes opinions [ne ipsi meas opiniones communicetis], si ce n'est plus tard quand il aura mûri. Il est encore trop enfant et trop inconsis­ tant, plus curieux de nouveauté que de vérité. J'espère cependant qu'il se guérira, dans quelques années, de ses défauts de jeunesse, je dirai plus, autant que j'en puis juger par ce que je sais de son naturel, je tiens pour presque certain qu'il s'en guérira, et pour cette raison son caractère m'invite à l'aimer (4). » Le contenu de cette lettre trouve bien son axe entre le côté du risque et le côté du vrai (mes opinions, puisque le terme n'est évi­ demment pas péjoratif). Se garder ( cavere), avertir ( monere) : voilà le registre du danger. Mais on apprend aussi deux traits de (2) Renati Descartes Principiorum Philosophiae pars I et II, More Geometrico demons­ tratae . .. (Amsterdam : Rieuwerts, 1663). Dans la suite, les citations latines sont empruntées à l'édition Gebhardt (Heidelberg : Carl Winter, 1925) (notée G dans la suite), les traductions à Charles Appuhn (les lettres sont notées L). (3) « Felix, imo felicissimus tuus socius Casearius sub eodem tecto remorans, qui inter prandendum, coenandum, ambulandumque tecum optimis de rebus sermones habere potest. » (L. 8, G IV, p. 39 (24 février 1663).) (4) L. 9, sans date (réponse à la précédente, donc février ou mars 1663). Les Principia de Spinoza 55 l'élève : son inaptitude actuelle à entendre des opinions qui sont du côté de la vérité; son aptitude à évoluer. On doit noter que les mots faux ou erreur n'apparaissent pas ici ; dans la caractérisation des tendances de Casearius, ce qui compte est moins l'adhésion au faux que la distance à l'égard du vrai. Distance que sa maturation devra réduire. On ne peut dès lors que se poser la question : que lui enseigner en attendant ? Spinoza ne le dit pas - lui qui pourtant, tout en formulant ce jugement, accepte d'enseigner à celui sur qui il le formule. Il faut sans doute lui proposer quelque chose qui ait le charme de la nouveauté et qui, sans être le vrai, n'y soit pas abso­ lument opposé ou du moins ne constitue pas un obstacle à son acquisition. Nous n'apprenons pas ici quel est l'enseignement non vrai qui peut servir de propédeutique au savoir vrai. La lettre sui­ vante nous le dira. - Il s'agit d'une lettre à Oldenbourg, écrite quatre ou cinq mois plus tard : « Après avoir, au mois d'avril, transporté ici [à Voorburg] ma demeure, je suis parti pour Amsterdam. A mon arrivée, certains de mes amis me demandèrent un certain Traité, contenant de façon résumée la deuxième partie des Principes de Descartes démontrée géométriquement [more geometrico demonstratam] et les plus importantes questions de métaphysique, Traité dicté par moi, il y a quelque temps, à un jeune homme à qui je ne voulais pas enseigner de façon ouverte mes propres opinions. Ils me prièrent en outre d'exposer le plus tôt possible, selon la même méthode, la première partie des Principes (5). » Toujours le registre du risque : ne pas enseigner ouvertement ( aperte) - et celui du vrai (mes propres opinions, encore). Nous retrouvons donc la nécessité d'un enseignement préparatoire. Cette fois cependant, nous apprenons deux choses nouvelles : d'abord que cet enseignement propédeutique, c'est celui du cartésianisme ou plus exactement des Principia. Ensuite qu'il s'agit bien d'un ensei­ gnement qui, aux yeux des premiers spinozistes - et de Spinoza lui­ même, puisqu'il accède à leur requête - n'est pas totalement de l'ordre du faux - sans cela pourquoi le lire, pourquoi en redeman­ der, pourquoi consentir à le distribuer? Et cet intérêt ne va peut­ être même pas à Descartes seulement, car après tout ils peuvent le connaître ailleurs - ce sont des cartésiens déjà. Donc ils veulent lire ce traité moins pour savoir ce que dit Descartes que pour savoir ce que l'on peut faire de Descartes. (5) L. 13, 17/27 juillet 1663. 56 Pierre-François Moreau Mais la lettre continue : « [ ... ] mes amis alors me demandèrent l'autorisation de publier le tout. Ils l'ont obtenue sans peine sous la condition que l'un d'eux, moi présent, améliorerait le style de cet écrit et y joindrait une petite préface où il aver­ tirait les lecteurs et montrerait par un ou deux exemples que je ne recon­ nais pas tout son contenu pour mien et que sur plus d'un point je pensais le contraire. » La formule « ce que je tiens pour mien (6) » vient relayer « mes opinions». Remarquer une nouvelle fois cette caractérisation moins par le faux que par la distance à l'égard du vrai, qui vient scander ces différents textes où est retracée la naissance des Princi­ pia. Spinoza explique ensuite pourquoi il a autorisé cette parution : « [ ... ] peut-être quelques personnes d'un rang élevé se trouveront-elles dans ma patrie qui voudront voir mes autres écrits où je parle en mon propre nom (caetera quae scripsi atque pro meis agnosco), et feront-elles que je puisse les publier sans aucun risque (extra omne incommodi periculum) . » Les Principia entrent donc dans une stratégie (comme chez Des­ cartes, mais ce n'est pas la même) et la place de lecteur ou d'auditeur de cette opinion non vraie est finalement assez occupée : Casearius; les autres amis; les personnes d'un rang élevé; et fina­ lement Oldenbourg lui-même à qui on promet de l'envoyer à défaut de l' Éthique (c'est assez étonnant quand on y pense - après ce qui lui a été dit sur le statut du livre). - Je ne mentionne que pour mémoire le troisième document : une lettre à Lodevijk Meyer qui prouve que celui-ci est déjà au tra­ vail de révision/préparation de l'ouvrage, le 26 juillet. Enfin quelques jours plus tard (le 3 août) une nouvelle uploads/Geographie/ pierrefrancois-moreau-les-principia-de-spinoza.pdf

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