QUAND LES GRECS VOYAIENT PLUS LOIN QUE LA MÉDITERRANÉE : LES FAMILLES ZARIFI-ZA
QUAND LES GRECS VOYAIENT PLUS LOIN QUE LA MÉDITERRANÉE : LES FAMILLES ZARIFI-ZAFIROPULO Erato PARIS 56 Le XVIe siècle est marqué par ce que Fernand Braudel appelle « la reprise de l’expansion grecque »1 à travers toute la Méditerranée, d’un côté vers Constantinople et son vaste marché, de l’autre vers Alger, port d’attache des corsaires grecs. Le grand commerce intermédiaire auquel ils participent est celui du blé : de la mer Noire, de l’Égypte, de la mer Égée ravitaillant non seulement le « ventre » de Constantinople, capitale de l’Empire ottoman, mais aussi la mer intérieure occidentale. Pendant tout ce siècle, l’Archipel se place sous le contrôle quasi total des navires grecs et du marché noir qu’ils mettent sur pied. Chaque fois que le Grand Seigneur interdit les envois de grain turc vers la Chrétienté (et cela est très fréquent), les Grecs s’entendent en sous-main avec les administrations turques « compréhensives » en matière de fraude, achètent le grain à haut prix, et se glissent avec leurs voiliers légers de la mer Noire jusqu’à la mer Égée, d’où ils l’acheminent jusqu’au cœur de la mer latine pour le vendre à prix d’or. Cette clandestinité organisée permet que le trafic de l’Orient turc avec l’Occident demeure ininterrompu, et les négociants grecs en tirent d’immenses richesses. Toutefois, Braudel rappelle avec raison que les années 1580 sont celles d’un « épuisement de ces peuples grecs de la mer dont le XVIe siècle avait vu à nouveau les grandes heures »2. Le centre du trafic international, au XVIIe, n’est plus la Méditerranée mais l’Atlantique, où s’affrontent les « nouvelles » puissances nordiques, au premier chef l’Angleterre et la Hollande, qui s’implantent en même temps sur les routes marchandes de la mer intérieure. Le retour en force du grand commerce intermédiaire grec avec l’Ouest se fera presque deux siècles plus tard, aux alentours des années 1770. Cette renaissance, qui dépassera de loin en ampleur et en vigueur celle du XVIe siècle, sera encore une fois marquée par le contrôle quasi monopolistique des négociants grecs sur l’essentiel du commerce du blé de la mer Noire, et ce jusque vers les années 1880. Au XVIIIe siècle3, la croissance considérable du commerce extérieur de l’Occident contribue à l’essor du négoce de l’Empire ottoman et de celui des Balkans, ce dernier étant pour une large part aux mains des Grecs. L’Empire du Sultan alimente les industries occidentales en matières premières de l’Orient et des Balkans en échange de produits manufacturés européens. Déjà, aux alentours des années 1790, les Grecs disposent d’une flotte considérable et de comptoirs commerciaux en Asie Mineure, en mer Noire, au Proche Orient et jusqu’à Amsterdam, Trieste et Livourne. Pendant la période révolutionnaire française et au cours des guerres napoléoniennes, les navires grecs (comme aux XVIe siècle) réussissent non seulement à déjouer le blocus anglais pour ravitailler en blé le port de Marseille, et par extension, toute une France affamée, mais aussi à détrôner les Marseillais dans les Échelles d’Asie Mineure. Ainsi, dès le début du XIXe et pour une bonne partie du siècle, la flotte et les maisons de commerce grecques affluent en Méditerranée, et bien au-delà, accaparant les trois quarts du commerce extérieur de l’Empire ottoman avec l’Europe occidentale. « Les entrepreneurs grecs, affirme Georges Dertilis, déploient leurs réseaux sur le littoral de l’Asie Mineure et de la mer Noire, sur les Balkans, tout au long du Danube et jusqu’à Vienne, reliant les grands ports européens de l’époque, Livourne, Venise, Trieste, Marseille, Amsterdam et Londres, fondant des 1 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949, p. 83. Les autres informations sur le XVIe siècle sont également tirées de ce même ouvrage ; voir aussi Erato PARIS, La génèse intellectuelle de l’œuvre de Fernand Braudel « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II » (1923-1947), thèse de Doctorat, soutenue le 23 septembre 1997 à l’E.H.E.S.S., p. 390-399. 2 Fernand Braudel, La Méditerranée…, op. cit., p. 1095. 3 Concernant l’essor commercial grec au XVIIIe et au début du XIXe siècle, voir Traia Stoianovich, « The conquering Balkan Orthodox merchant », Journal of Economic History, n° 20, 1960 ; I. K. Hasiotis, Episkopisi tis istorias tis neollinikis diasporas [La diaspora néo-hellénique : une vue d’ensemble], Salonique, Vanias, 1993, en grec ; Pierre Echinard, Grecs et philhellènes à Marseille de la Révolution française à l’indépendance de la Grèce, Marseille, Institut historique de Provence, 1973 ; Nikos Svoronos, Episkopisi tis neoellinikis istorias [Histoire néo- hellénique : une vue d’ensemble], Athènes, Themelio, 1994, en grec ; Jean Carpentier et François Lebrun (dir.), Histoire de la Méditerranée, Paris, éditions du Seuil, 1998. 57 colonies partout où leurs affaires les conduisent »4. Comme au XVIe siècle, mais sur une tout autre échelle, ils redeviennent des intermédiaires clefs entre l’Orient et l’Occident. Au cours de la deuxième partie du XIXe, certaines maisons de commerce deviennent de véritables dynasties. Celle des Zarifi-Zafiropulo nous intéressera particulièrement. Identifiée à l’essor commercial et/ou industriel de deux des villes phares du XIXe et du début du XXe siècle : Constantinople et Marseille, elle sera également derrière tous les efforts de promotion de l’hellénisme comme fleuron culturel et intellectuel. z Georges Zarifi et la naissance d’un réseau international C’est en 1837 que Démétrius Zafiropulo5, important négociant en céréales, et chef de l’une des familles de notables grecs du Phanar (à Constantinople), qualifiée d’« aristocratie commerciale » de la capitale ottomane, décide de marier sa fille Hélène avec son employé devenu associé par alliance, Georges Zarifi. Ce mariage scelle la fondation de la Maison Zafiropulo et Zarifi, dite Z/Z, qui aura bientôt toutes les allures d’une authentique dynastie planétaire, et ce pour presque un siècle (en fait jusqu’en 1910). Fanny Charles-Roux, née Zarifi, se souvient de son arrière-grand-père : « Il y avait d’abord le « Grand Georges » à Constantinople qui avait fait fortune. […] Quoique vivant sous la menace des pires sévices, voire de massacres, de la part de leurs dominateurs, les Grecs avaient acquis la haute main sur une grande partie de l’administration […] sur le commerce et sur les finances de l’Empire ottoman en décrépitude. C’est ainsi qu’avait triomphé le « Grand Georges ». Entré dans l’affaire Zafiropulo il en avait épousé la fille (fort laide disait-on). […] La légende du Grand Georges a bercé mon enfance. S’appelait-il « grand » à cause de son importance ou à cause de son âge ? « Grand » en grec voulant dire les deux, ce qui est sûr, c’est que la taille n’y était pour rien…. »6. Maintenant chef de famille et principal dirigeant de la Maison Z/Z vouée à l’importation et l’exportation de blés du Danube et de la mer Noire, Georges Zarifi décide de partir à la conquête commerciale de l’Ouest, en établissant ses comptoirs en Europe occidentale. Les frères des deux familles s’installent et ouvrent des agences à Londres, Liverpool, Marseille, et Trieste. En ce qui concerne l’Europe orientale, des branches s’implantent à Odessa et à Galatz. Grâce à une correspondance commerciale soutenue entre les frères et beaux-frères ainsi qu’à leurs très nombreux déplacements – affaires, ou tout simplement fêtes familiales : mariages, baptêmes7 ou derniers adieux, les Z/Z, sous l’égide de Georges Zarifi, établissent un réseau tellement ample, dense et solide, que l’entreprise devient au milieu de siècle la première maison de commerce de tout le Proche-Orient8. Mais l’importance de la Maison Z/Z résidait aussi dans ses diverses opérations bancaires. S’étant lié d’amitié avec le sultan Abdul Hamid, Georges Zarifi devient son conseiller financier, et banquier du gouvernement ottoman. Avec le concours d’Etienne Zafiropulo en 4 Georges B. Dertilis, « Entrepreneurs grecs : trois générations, 1770-1900 », dans Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.) Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, éditions de l’ÉHESS, 1995, p. 112. 5 Concernant la généalogie des deux familles Zarifi et Zafiropulo, signalons la plus récente, mise à jour par Christopher A. Long, Genealogy of the Zarifi and Vlasto families, dans le site électronique : www.ChristopherLong.co.uk ; également Mihail-Dimitri Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris, Chez l’auteur, 1983 ; parmi les collections privées que la famille Zarifi de Marseille nous a confiées, incluant des informations et divers souvenirs concernant les deux familles, mentionnons la Collection privée de la famille Borelli, Jacques Borelli, « Stathatos-Zafiropulo », 1985 ; et la Collection privée de la famille Zarifi, Fanny Charles-Roux, « Je me souviens… ». 6 Fanny Charles-Roux, « Je me souviens… », op. cit. 7 Comme le séjour de Georges Zarifi à Marseille, en 1866, pour être parrain du petit Nicolas Zafiropulo, fils de Constantin et beau-frère de Georges Zarifi ; voir Archives de l’Église orthodoxe de Marseille, « Baptêmes et Mariages dans l’Église Orthodoxe de Marseille », en grec. 8 Archives Privées de la Famille Zarifi. 58 France et de Michel Zarifi installé à Londres, l’entreprise lui assura, à Constantinople, des avances très importantes, en échange desquelles la Maison se vit offrir en gage, entre autres uploads/Geographie/ quand-les-grecs-voyaient-plus-loin.pdf
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- Publié le Mai 22, 2022
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