Pierre de Fenoÿl Textes divers Entretien avec Claire Devarrieux Extrait 1987 J’

Pierre de Fenoÿl Textes divers Entretien avec Claire Devarrieux Extrait 1987 J’avais un paysage dans la tête, un paysage toscan, et je ne l’ai pas trouvé en Toscane mais ici, dans cet enclave étrange où le peuplier et le cyprès se rejoignent. C’est un endroit dont je connaissais l’existence de façon rêvée, et qui à un moment donné m’est apparu, avec cette maison en pierre, carrée, un peu à l’italienne, et ce jardin qui avait à la fois un côté très bucolique et un côté jardin à la française. C’est une rencontre qui a fait basculer ma vie et mon emploi du temps. Cela s’est passé au début de la Mission, et un peu grâce à elle. Nous avions quitté Paris un an pour vivre cette Mission à la campagne, et j’ai commencé à faire Pau-Perpignan, Perpignan-le Tarn, le Lot. Au fur et à mesure que j’avançais, je me suis recentré sur le Tarn, comme en spirale. J’ai abouti ici dans ce lieu prédestiné pour recommencer à l’envers, en une spirale beaucoup plus réduite, qui m’a conduit vers le principe du site quotidien. J’ai compris que je ne pouvais pas travailler à l’illustration d’un paysage mythique mais que je devais mythifier un paysage quotidien. « Une maison appartient à celui qui la regarde » dit un proverbe chinois. Il en va de même avec le paysage. Je vis quotidiennement cette photographie du paysage, ou ce paysage photographié. Le temps a plus d’importance que la pratique photographique, qui ne vient que constater ce temps vécu. Je suis Breton, et la Bretagne est un pays mort à l’intérieur de moi. A la fois par le deuil de l’enfance, et la meurtrissure du tourisme. Je n’ai plus beaucoup de sensibilité pour cette mémoire. Mais je sais beaucoup plus aujourd’hui, pour mes enfants et pour moi, voir le côté éphémère des paysages. Les régions où la main de l’homme dessine le paysage sont en voie de disparition. Le pays en friche sera la fin d’un cycle qui depuis mille ans transforme notre sol. Sachant ce que j’ai perdu, je me mêle plus intimement à la transformation de ce paysage. Photographiquement, le paysage se modifie à chaque minute. Une photographie de paysage est un instantané. Apparemment rien ne bouge, mais de même qu’à une source on ne boit jamais la même eau, on ne voit jamais le même paysage. De même que l’écrivain est responsable de son écriture, les photographes sont responsables de ce qu’ils montrent. C’est en cela que j’ai choisi depuis longtemps le paysage. Prendre une photographie à la sauvette, prendre en flagrant délit ce n’est plus possible aujourd’hui. Ce n’est pas un vol la photographie, c’est un don. On ne prends pas, on reçoit. Je ne suis pas un artiste au sens plasticien du terme. Etre photographe, c’est matérialiser un intuition poétique de la réalité. C’est recevoir, apporter, un au-delà qu’on ne soupçonne que par la poésie. Je bâtis un Chronophotoroman. Il sera un seul et même livre, ce sera la recherche du temps présent, et une fois achevé, ce serait un rêve de le donner à différents écrivains, pour qu’ils écrivent différents romans d’une vie. Imaginons la photographie inventée depuis des siècles. Imaginons l’assassinat de César au Sénat, ou les flâneries d’un poète dans les rues du Moyen-Age, nous regarderions ces traces comme une grande merveille. C’est avec cette conception que je construis des traces du temps vécu, comme des preuves, en pensant aux autres. Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Ce jeu avec le temps ne concerne pas tant mes contemporains que tous ceux qui verront ce temps disparu. « Chronophotographie » Texte du catalogue 1986 Extrait LA CHRONOPHOTOGRAPHIE ou l’art du Temps Lorsqu’à douze ans mon regard s’enflammait au contact des photographies je les voyais objectives. Entre temps je les vis subjectives, et à 40 ans elles m’apparaissent essentiellement chronophotographiques. C’est sur ce temps photographique que je fonde mon travail, et c’est par lui avec lui et en lui que je veux être vu. L’inventeur de mon histoire n’est ni Niepce ni Daguerre ou Talbot mais Herschell. Inventant le fixateur, il est le premier qui fixa le temps, rendant la durée durante (Claudel) et enfin possible la présence de l’absence (Castel). L’histoire de la photographie n’est pas restée 150 ans dans l’oubli mais plutôt et signe des temps, son développement a duré 150 années.L ‘histoire de la photographie est l’œuvre du temps. (...) Je n’écris pas sur la lumière parce que comme vous je sais d’évidence qu’elle est indispensable et je la considère comme éclairant le chemin qui mène au temps. Au XIXème siècle, Pierre Petit disait déjà qu’il photographiait tout seul avec l’aide du soleil (capter le temps grâce à la lumière). De plus, nous regardons le lumineux car la lumière nous aveugle … Si j’éloigne de l’expérience chronophotographique sans les rejeter, le fond, la forme et la lumière, je dois aussi éloigner le style photographique. Faisant expérience du temps, la question de style m’importe peu. Est-il nécessaire de réduire la réalité à un style, à son style ? Le dialogue avec le réel serait aisé s’il s’agissait uniquement d’une question de style. Mais se glisser dans l’ordre caché des choses, révéler leurs apparences, demande des aptitudes autres que celles du dessin. Nous pouvons penser avec raison que c’est le photographe lui-même qui en premier est impressionné. Il ne s’agit plus du reflet mais de la traversée du miroir. Dans ce voyage initiatique plus qu’esthétique, l’important est de regarder le temps passer, non pas de passer son temps à regarder. Dans cette quête à travers le réel, ma mémoire est mon style. La mémoire est une image, la mémoire est une image, la mémoire est l’image du temps. Amoureux du temps, de la mémoire, j’apprécie particulièrement Saint Augustin lorsqu’il énonce les trois temps en un : il n’y a qu’un seul temps, le temps du présent – le temps du passé – le temps du futur. Le seul plaisir de style que je m’accorde en photographie est la transmutation de la réalité couleur en une miniaturisation œuvrant du noir au blanc. Paul Klee l’a écrit avec précision : « Le mouvement entier du blanc au noir donne une idée gigantesque entre les deux pôles, trajet couvrant toutes les étapes de la source du visible aux ultimes confins du visible ou lutte ouverte des extrêmes qui s’entrechoquent. » L’usage de cette gamme est le chemin qui mène au temps. En reconnaissant la chronophotographie, le cadastre du Domaine de la Vision délimitera plus clairement chaque champ (de vision) et chacun saisira mieux le sens de sa destinée. Le peintre reprendra le chemin de l’espace imaginé, de l’imagination, de l’imaginaire, de l’image. Le photographe reprendra les sentiers de la Création. Son champ d’exploration n’est pas la page ou la toile blanche mais la réalité en genèse. Chaque instant est origine. Non plus saisir, capturer le hasard, mais jouer avec lui au jeu de l’apparition – disparition. (...) Le photographe est un médium, du latin médius : celui qui est au milieu. Il est entre le ciel et la terre, comme le petit oiseau de la photo. On ne peut dire du photographe qu’il sonde l’imprévisible en errant à égale distance de l’artiste (qui pratique un art, qui a le goût du beau), du sourcier (qui possède le don de découvrir des sources souterraines), du médium enfin (qui sert d’intermédiaire entre les hommes et les esprits). Ainsi peut-on dire que mon travail est aussi proche de l’ectoplasme (du grec ectos : dehors, et plasma : ouvrage façonné) que de l’œuvre d’art. Voici où nous en sommes dans l’exploration de cette terra incognita et je fais volontiers halte. Pour m’avoir suivi dans cette large promenade, vous avez vu qu’au royaume du temps, la chronophotographie en est le temple, et dans ce lieu sacré un coup de dés abolit le hasard, les objets inanimés ont une âme, et bien sûr le temps a suspendu son vol. Photographe, je possède une clef du temps. La terre est mon horloge, l’ombre ses aiguilles. Ne me demandez pas « Quelle heure est-il ? « mais » où en est l’ombre ? » « Croisade pour les aveugles » Article Art Press Novembre 1986 Extrait L’histoire de la photographie est l’œuvre du temps, c’est par lui qu’il faut l’interroger (…) C’est une histoire aujourd’hui célébrée non parce que l’histoire de l’art l’aurait sauvée de l’oubli et enfin autorisée à écrire un nouveau chapitre, mais parce qu’après la conquête de l’espace que nous venons de vivre, nous allons vivre la conquête du temps, inéluctablement (…) Dans cette aventure, la photographie est une alliée évidente. Ne soyons pas surpris, on s’intéresse à nous parce que nous nous servons de machines à capter le temps. Face au déferlement d’images de synthétiques parodiant l’image réelle dans un espace et un temps irréels, montré à travers un écran (définition : ce qui empêche de voir), la photographie demeure la seule technique captant la réalité en temps réel. uploads/Geographie/ pierre-de-fenoyl.pdf

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