GENÈSE, ÉVOLUTION ET ACTUALITÉ DE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION Pierre Sau

GENÈSE, ÉVOLUTION ET ACTUALITÉ DE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION Pierre Sauvage I. UNE LONGUE MATURATION A. Préparation du terrain a. Des institutions et des mouvements à la mesure du continent À partir des années 1950, il rejoint la place des institutions et naissent des mouvements appelés à jouer un rôle dans l'histoire de la TdL: en 1955, création du Consejo episcopal latinoamericano (CELAM) à l'initiative de Manuel Larraín, Évêque de Talca (Chili) et d'Hélder Câmara, Évêque auxiliaire de Rio de Janeiro; trois ans plus tard, création de la Confédération latino-américaine et caribéenne des religieux et religieuses (CLAR); un an auparavant, à Santiago, fondation de la Confédération latino-américaine des syndicalistes chrétiens (CLASC), confédération certes indépendante des autorités ecclésiastiques, mais composée de chrétiens, souvent combinée à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Chacune de ces institutions favorise chez ses membres la conscience d'appartenir à un continent. Un mouvement similaire s'est produit au sein de l'Action catholique. Il a été implanté en Amérique latine depuis 1928, elle se renforce. En 1953, la 3e Semaine interaméricaine d'action catholique, qui était à Lima, est face à un renouveau de mouvement. La même année, les dirigeants du JOC d'Amérique du Sud sont revenus à Petrópolis (Brésil) ainsi que ceux de l'Amérique centrale réunis à La Havane. Ces mouvements, de dimension internationale, permettent un brassage d’idées et de projets. La Jeunesse des Étudiants Catholiques (JEC) internationale, fondée en 1946, connaît une expansion rapide. Le JOC internationale, créé en 1957, enregistre le même succès. L’Action catholique spécialisée applique la méthode « voir- juger-agir », héritée de la JOC. Durant les années 1950, l'Amérique latine vit à l'heure du développement [politique de développement], dans un climat d’optimisme. Créée en 1948, la Commission économique pour l'Amérique latine (CEPAL), organisme officiel des Nations Unies, dont le siège est à Santiago (Chili), est chargée de promouvoir le développement du continent considéré comme sous-développé. Cet organisme entend moderniser les structures « retardées » aux plans économique, social, institutionnel et idéologique. Il a rencontré l’accent sur les vertus de l’industrialisation qui doit élever le niveau de vie des masses sans qu’il soit nécessaire de mettre en œuvre une politique de redistribution des revenus ou même une réforme agraire. El préconise les transferts massifs de capitaux, notamment d'origine privée, l'exportation des matières premières, le libre jeu du marché. Dans cette optique, le développement est considéré comme l’aboutissement d’un processus de rattrapage. Les pays sous-développés sont appelés à suivre le même chemin que les pays dits « développés ». b. Des Latino-Américains et des Européens se croisent Une série de théologiens latino-américains, qui seront parmi les pionniers de la TdL, étudient dans des universités ou des institutions supérieures européennes. Parmi ceux-ci on trouve Hugo Assmann (Francfort), José Míguez Bonino (Atlanta, New York), Enrique Dussel (Madrid, Munster, Paris), Lucio Gera (Rome, Bonn), Gustavo Gutiérrez (Louvain, Lyon), João Batista Libânio et Juan Carlos Scannone (Innsbrück, Munich), Júlio de Santa Ana (Strasbourg), Juan Luis Segundo (Louvain, Paris) ... Durant ces mêmes années, des prêtres diocésains d’origine européenne viennent en Amérique latine pour suppléer au manque de prêtres. Ils proviennent de deux institutions européennes : la Obra de Cooperación Sacerdotal Hispanoamericana (OCSHA) créée à Madrid en 1950 et le Collège pour l’Amérique latine (COPAL) créé en 1953 et situé à Louvain (Belgique). c. Trois penseurs européens marquants : Lebret, Maritain, Mounier Le philosophe catholique Jacques Maritain (1882-1973) Le caractère pionnier de l’ouvrage tient au fait qu’il confronte sérieusement la pensée chrétienne à la pensée de Karl Marx. Au philosophe allemand, il reconnaît le mérite d’avoir activé la prise de conscience d’une dignité humaine offensée et humiliée et d’une mission historique qu’il qualifie de « progrès historique considérable » L’humanisme intégral consiste précisément à « prendre conscience des exigences évangéliques à l’égard de la vie temporelle et séculière, de la vie profane ; exigences qui veulent la transfiguration de l’ordre temporel, de la vie sociale elle-même5 », en vue de la construction d’une « nouvelle chrétienté ». B. Le temps des semailles (1959-1965) Le 1er janvier 1959, Fidel Castro prend le pouvoir à Cuba. Le 25 du même mois, Jean XXIII, à la surprise générale, annonce la tenue d’un Concile œcuménique. Ces deux événements internationaux quasi simultanés suscitent à la fois craintes et espoirs dans le continent latino- américain. À partir de ce moment, s’amorce une période de turbulences et d’effervescence, tant du point de vue politique que religieux. a. Prix L’Amérique latine dans la Guerre froide L’exemple de Cuba montre que l’Amérique latine peut se libérer elle-même à la fois économiquement, en se déconnectant du capitalisme mondial, notamment des États-Unis*, et politiquement en inventant un autre type d’État. Les régimes militaires autoritaires appliquent la National security doctrine, élaborée aux États- Unis durant les années 1950 et dont l’objectif est de lutter contre le communisme afin de protéger « la civilisation occidentale, démocratique et chrétienne ». L’Église réagit à sa manière à la menace communiste. Jean XXIII s’adresse à plusieurs épiscopats d’Europe et d’Amérique du Nord pour qu’ils envoient des prêtres diocésains en plus des missionnaires religieux et religieuses déjà présents en Amérique latine. En décembre 1960 et juin 1961, il contacte l’épiscopat canadien ; en septembre 1961, l’épiscopat français. Son appel est entendu par des prêtres originaires de nombreux pays : Espagne, Italie, France, Suisse, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Canada et États-Unis. C’est à cette époque que sont créés le Comité épiscopal Italie Amérique latine (CEIAL) et le Comité épiscopal France Amérique latine (CEFAL). Les prêtres Fidei donum apportent leur vision pastorale enrichie du renouveau théologique et exégétique des années 1950. Et certains entreront de plain- pied dans la brèche ouverte par la TdL, qui prendra forme dans la foulée du Concile. b. L’activité de l’Église latino-américaine avant et durant le Concile Dès avant l’ouverture du Concile, les évêques latino-américains se sont mobilisés. À l’issue d’une réunion qui se tient à Fomeque (Colombie) du 8 au 15 novembre 1959, les participants font une déclaration — L’Église face aux problèmes économiques et sociaux de l’Amérique latine — dans laquelle ils demandent avec insistance de mettre fin aux graves injustices économiques et sociales qui divisent leurs nations. Selon eux, « ces injustices sont la cause des maux dont souffrent tous ces pays » et chaque homme a besoin d’un standard de vie décent pour suivre les lois de Dieu. En écho aux récents événements de Cuba, les évêques mettent cependant en garde les fidèles contre le communisme, qui se fait fort d’ « édifier une nouvelle civilisation » et se présente comme « le seul promoteur du bien-être social ». Un an plus tard, du 14 au 18 novembre, lors de la réunion du CELAM à Buenos Aires, les évêques centrent leur attention sur la pastorale. Dans la déclaration finale, ils insistent sur le fait que la pastorale doit mieux prendre en compte les conditions de vie des populations marginalisées, notamment rurales. Un appel est alors lancé pour renouveler la théologie afin de l’enraciner dans la réalité du continent ; faire participer activement les laïcs à la pastorale ; construire un ordre de justice qui puisse permettre aux paysans d’avoir accès à la propriété. Le 11 septembre 1962, un mois avant l’ouverture du Concile, dans un message adressé au monde entier, Jean XXIII affirme : « En face des pays sous- développés, l’Église se présente telle qu’elle est et veut être : l’Église de tous et particulièrement l’Église des pauvres. » Cette Église est, selon lui, « un point lumineux ». Les évêques des pays sous-développés arrivent donc confiants au Concile. Des évêques latino-américains, pour la plupart responsables de diocèses pauvres, ainsi que des théologiens, s’engagent dans le groupe informel « Jésus, l’Église et les pauvres » qui s’est constitué dès le début du Concile. Larraín fait trois propositions concrètes : mise sur pied d’une commission théologique en Amérique latine afin d’étudier les bases de la théologie pastorale ; organisation d’un Centre de Recherches socio-religieuses latino-américaines et création d’un Institut de formation pastorale latino-américain. Dans ce groupe, les évêques latino-américains sont particulièrement actifs. Parmi les premiers membres figurent Hélder Câmara, Manuel Larraín, Antônio Batista Fragoso (Brésil), Tulio Botero (Colombie) et Jorge Marcos de Oliveira (Brésil), rapidement rejoints par d’autres évêques latino-américains parmi lesquels une majorité de Brésiliens. Durant la 3e session du Concile, 86 évêques dont 27 latino-américains adressent une lettre au pape accompagnée de deux documents : Simplicité et pauvreté évangélique et Afin que dans notre ministère la priorité soit donnée à l’évangélisation des pauvres. La réunion de Petrópolis, à tous égards fondatrice, est organisée par Iván Illich dans le but de faire le point sur le travail des théologiens en Amérique latine. Parmi les participants se trouvent Juan Luis Segundo (Uruguay), Gustavo Gutiérrez (Pérou), Lucio Gera (Argentine). Des orientations se font jour : Segundo est d’avis que la théologie suit la prise en compte de la réalité ; Gera insiste sur le caractère sapientiel de l’acte théologique et sur la nécessité de répondre aux aspirations du peuple ; pour sa part, Gutiérrez souligne que la théologie est une réflexion sur la uploads/Geographie/ sauvage-histoire-tdl.pdf

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